Pendant longtemps, les grands fonds océaniques situés à plus de 2000 mètres de profondeur ont été considérés comme désertiques. Les rares organismes observés jusqu'alors étaient dispersés à plusieurs mètres de distance et se nourrissaient du peu de matière organique qui sédimente lentement de la surface.
Mais en 1977, lors d'une expédition océanographique près des Galápagos, des chercheurs plongeant à bord du sous-marin américain Alvin ont découvert un environnement fascinant qui se démarquait nettement des fonds avoisinants.
Ils ont trouvé de véritables oasis autour des fumeurs noirs ! Partis pour des recherches sur la tectonique des plaques, ces géologues sont revenus avec des images qui ont bouleversé l'océanographie moderne et modifié notre connaissance sur la vie. Une faune luxuriante se déployait en effet dans des eaux du plancher océanique. Des communautés composées d'espèces uniques colonisaient de véritables industries chimiques :
les sources hydrothermales.
1 / Les sources hydrothermales
Les sources hydrothermales sont des évents d'eau chaude, semblables aux geysers retrouvés sur terre, qui émergent à la surface des fonds marins dans des zones volcaniques actives appelées rides océaniques. L'activité sismique intense de ces régions entraîne la création d'anfractuosités dans la croûte océanique. L'eau de mer se fraie alors un passage à travers ces fissures et descend lentement dans un réseau de conduits bordés de roches volcaniques nouvellement formées. Lors de son parcours, l'eau se réchauffe et sa composition s'enrichit d'une multitude de métaux et de divers éléments chimiques qui, pour la faune que nous connaissons seraient hautement toxiques. Le fluide hydrothermal chaud, chargé notamment d'hydrogène sulfuré, de fer, de cadmium, de plomb et d'uranium, remonte à la surface du plancher océanique. Ainsi, au contact de l'eau de mer glaciale, les éléments qu'il transportait précipitent et forment des nuages de fumée. Cette pluie chimique est plus ou moins dense selon le degré de mélange du fluide avec l'eau de mer ambiante. Les sources de type "fumeurs noirs" dégagent d'épais panaches de fumée noirâtre et rejettent des fluides dont la température peut atteindre les 400°C ! Cette précipitation lente des composés contenus dans les fluides entraîne progressivement la formation de cheminées hydrothermales, de véritables tours sous-marines qui peuvent atteindre la hauteur d'un édifice de 15 étages !
C'est sur ces immenses structures que se développe
une faune tout à fait unique.
2 / La vie au niveau des sources hydrothermales
Une question s'imposait aux premiers biologistes qui ont étudié ces environnements : comment ces milieux isolés arrivaient-ils à soutenir une telle vie alors que les apports alimentaires des régions voisines étaient insuffisants pour permettre le développement d'une vie animale prospère ?
De plus, à cette profondeur, l'absence totale de lumière rend la photosynthèse impossible. Or, toutes les chaînes alimentaires connues jusqu'alors dépendaient de la photosynthèse, permise grâce à l'énergie solaire. Pour la première fois, les scientifiques rencontraient un système biologique indépendant du soleil ! C'est la découverte d'une abondante population bactérienne qui allait résoudre l'énigme...Au lieu d'utiliser l'énergie solaire par photosynthèse comme le font les végétaux, ces bactéries exploitent l'énergie géothermique qui émerge des sources par
"chimiosynthèse" : elles utilisent les éléments chimiques véhiculés par les fluides chauds pour assurer leur croissance et leur survie. Ces bactéries étant autotrophes, elles forment ainsi le premier maillon de la chaîne alimentaire de cet écosystème.
Le broutage, la filtration ou les associations symbiotiques permettent aux autres organismes du milieu d'utiliser les bactéries comme source d'énergie.
Des crabes, des pieuvres, des poissons et d'autres prédateurs rôdent autour des sources actives, attirés par ces apports de nourriture.3 / Des espèces d'une nouvelles formes
Les espèces hydrothermales sont totalement dépendantes à la présence des sources actives. Appartenant à de nouvelles familles taxonomiques, elles présentent des caractéristiques particulières, comme des associations bactériennes.
Ainsi, les vestimentifères sont des vers totalement dépourvus de système digestif, de bouche et d'anus. Leur corps est essentiellement composé d'un trophosome. Le ver absorbe les molécules énergétiques par ses branchies et les transfère aux bactéries via son système sanguin. Les bactéries alimentent leur hôte en transformant ces composés chimiques inexploitables en sucres assimilables pour le ver (chimiosynthèse).
D'autres espèces semblent littéralement cultiver des bactéries à la surface de leurs corps, ce qui leur fournirait des éléments nutritifs et les protégerait de la toxicité environnante
Dans le fond des océans, les espèces chimiosynthétiques vivent le plus souvent en symbiose avec d'autres espècesUne autre particularité : les organismes hydrothermaux peuvent atteindre des tailles gigantesques. Ainsi, le ver Riftia pachyptila peut mesurer plus de deux mètres de longueur et des mollusques comme le Calyptogena magnifica possèdent d'énormes coquilles (0,5 mètre de largeur). Ces tailles inhabituelles seraient liées à la très forte productivité nutritive du milieu.
Photo de vers riftia vivant au niveau de sources hydrothermales dans des failles au fond des océans.De plus, les caractéristiques ancestrales retrouvées chez plusieurs espèces laissent croire que ce milieu pourrait exister depuis fort longtemps, l'isolement de leur habitat aurait protégé la faune hydrothermale des grandes catastrophes terrestres.