Le cannabis devient un fléau sanitaire
La Croix
Le gouvernement vient de lancer une campagne de prévention sur le cannabis. Depuis quelques années, le regard porté sur cette drogue a évolué
On estime aujourd'hui à 850 000 le nombre de consommateurs réguliers de cannabis (photo AFP)
«Il y a un problème quand on fume avant d'aller en cours. […] Moi, j'ai raté un trimestre comme ça», explique une jeune fille brune. «Au début, tu commences, tu fumes un joint par mois. Après, tu fumes un joint par semaine, puis un joint par jour. Après, tu ne sors plus», assure un garçon doté d'une barbe de quelques jours…
Le cannabis fait désormais parler de lui à la télévision. Depuis le 8 février, les chaînes diffusent six petits films de prévention du ministère de la santé. Une campagne également diffusée sur plusieurs radios destinées aux jeunes et dans la presse quotidienne nationale (1). Avec un objectif clairement affiché : casser l'image positive et festive du cannabis en informant sur les effets nocifs d'une consommation importante et régulière. Cette campagne insiste ainsi sur la mise en péril de la scolarité, la perturbation des relations affectives, la dépendance au produit ou les risques d’intoxication aiguë («bad trip»).
Contre la banalisation
Est-on en train d'assister à un virage à 180 degrés sur le cannabis ? C'est en tout cas le sentiment d'un certain nombre d'observateurs qui se félicitent d'entendre enfin «proclamées publiquement» des données scientifiques qui, selon eux, étaient jusque-là banalisées, voire parfois occultées derrière un discours complaisant.
«Je ne parlerai pas d'un virage à 180 degrés, mais c'est vrai qu'il y a une évolution», constate le docteur Hélène Lida-Pulik, psychiatre à la clinique Georges-Heuyer, à Paris, qui prend en charge des étudiants et des lycéens. «Pendant longtemps, nous avons été agacés, avec bon nombre de collègues psychiatres, par le discours ambiant qui présentait le cannabis comme une gentille drogue douce, qui ne posait aucun problème. Ce qu'on pouvait dire sur certains dangers n'était pas entendu», reconnaît ce médecin.
Cette idée d'un revirement complet du discours public sur le cannabis ne fait toutefois pas l'unanimité. «Il faut arrêter de croire qu'on dit aujourd’hui des vérités qu'on aurait voulu cacher par le passé», affirme Nicole Maestracci, une magistrate qui a dirigé de 1998 à 2002 la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt). «Lorsque j'étais en poste, je n'ai jamais banalisé le cannabis. Ce que j'ai essayé de faire, c'est d'avoir un discours réaliste à partir de connaissances scientifiques indiscutables. En 2000, nous avons sorti un petit guide, Savoir plus, risquer moins, qui a été vendu puis distribué à plus de six millions d'exemplaires. Et tous les effets nocifs du cannabis, les mêmes que ceux figurant dans la campagne d'aujourd’hui, étaient détaillés dans ce guide qui a fait l'unanimité chez tous les professionnels.»
Doublement de la consommation
En fait, ce qui a d'abord réellement changé au cours des dernières années, c'est l'usage du cannabis. Entre 1993 et 2003, la consommation a pratiquement doublé en France. À 18 ans, les deux tiers des garçons et la moitié des filles ont déjà essayé le produit au moins une fois. Mais, plus grave encore, c'est l’augmentation du nombre de consommateurs réguliers, principalement chez les garçons.
Bien qu'un léger recul ait été observé en 2003, les chiffres restent importants : cette année-là, 20,9% des garçons et 8,7% des filles âgés de 18 ans fumaient du cannabis au moins dix fois par mois. En outre, selon certains experts, le cannabis consommé aujourd'hui est plus toxique qu'auparavant : il est davantage concentré en THC (tétrahydrocannabinol), la substance responsable des effets sur le système nerveux. «Le cannabis, consommé aujourd'hui par les jeunes, n'a souvent rien à voir avec celui qui était consommé il y a vingt ans», assure le docteur Didier Jayle, actuel président de la Mildt.
Enfin et surtout, au cours des dernières années, les connaissances sur le cannabis se sont considérablement développées. Un consensus scientifique a notamment pu s'établir sur certains effets nocifs liés à une consommation régulière. Le tournant a certainement été la publication en 2001 d'une expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) demandée par la Mildt.
C'est sur ce rapport que se sont appuyées les autorités sanitaires pour élaborer la campagne diffusée aujourd'hui. «Ce rapport a permis de modifier le discours de prévention», souligne le docteur Xavier Laqueille, chef du service d'addictologie de l'hôpital Sainte-Anne à Paris. «Surtout, il a permis de faciliter le débat qui, jusque-là, était caricatural : les gens de droite étaient censés être contre le cannabis, ceux de gauche pour, ajoute-t-il. Et même nous, les scientifiques, avions du mal à faire entendre un discours réaliste et nuancé. D'un côté, on nous accusait d'être trop laxistes et, de l'autre, réactionnaires.»
Le discours a évolué
Chef du département d'addictologie de l'hôpital Paul-Brousse à Villejuif, le professeur Michel Reynaud se souvient pour sa part d'un rapport qu'il avait remis en 1999 au ministère de la santé sur les pratiques addictives. «Tout ce qu'on disait, dans un sens comme dans l'autre sur la dangerosité du cannabis, a été confirmé ensuite par l'Inserm, raconte-t-il. Mais notre rapport a mis un peu mal à l'aise les autorités sanitaires et politiques car son propos, assez nuancé, était en contradiction avec les représentations très tranchées de l'époque. D'un côté, il y avait ceux qui disaient que fumer un joint, c’était le chemin direct vers l'héroïne et la schizophrénie. Et de l'autre, ceux qui banalisaient à outrance en niant toutes complications liées au produit.»
Si le discours a changé, c'est aussi parce que, sur le terrain, les adultes en contact avec les jeunes ont vu évoluer la situation. «L'aggravation du problème est réelle. Aujourd'hui, il n’est pas rare de voir arriver des ados qui fument 15 à 20 joints par jour et qui sont en rupture complète avec la réalité», constate Jean-Marie Brunin, directeur de l'Espace du possible, un centre de soins pour toxicomanes dans le nord de la France.
«Depuis quelques années, les enseignants ont reçu des formations pour mieux repérer les consommations de cannabis. Et certains, qui avaient tendance à dire que tout cela n’était pas bien grave, ont réalisé que de plus en plus d'élèves, gros consommateurs, étaient en réelle difficulté», reconnaît le docteur Sylvie Donnadieu, responsable du service médical scolaire dans le département de l’Eure.
Eviter une "diabolisation" du cannabis
Tout en reconnaissant l'intérêt d'une information sur les dangers d'un usage excessif du cannabis, bon nombre de professionnels insistent sur la nécessité de ne pas se focaliser uniquement sur le produit. Sans oublier de s'interroger sur les raisons qui poussent les jeunes à consommer ou sur le problème de la «polyconsommation» – un grand nombre de jeunes consommant également tabac et alcool.
Certains médecins craignent aussi une sorte de «retour de balancier» qui reviendrait à «diaboliser» le cannabis, en agitant des peurs infondées. «On commence à voir revenir ce discours sur les jeunes qui vont tous devenir schizophrènes en fumant un joint», s'inquiète le docteur Lida-Pulik en précisant que «'’il est établi que le cannabis peur révéler ou aggraver une schizophrénie, rien ne permet d’affirmer que c'est un facteur causal direct».
Pour ces médecins, un discours de «diabolisation» serait totalement contre-productif au niveau de la prévention. «Le discours de la peur, cela ne marche pas chez les jeunes qui n'aiment rien tant, justement, que jouer avec les peurs et les interdits. Si on commence à dire que fumer un joint de temps en temps, c'est un grave problème de santé publique, on va perdre toute crédibilité auprès de ces jeunes qui voient bien que cela n'est pas le cas», explique un spécialiste.
«Notre campagne part d'un principe clair : ni banalisation ni diabolisation du cannabis », répond Didier Jayle, qui ajoute que le but est juste de «s'appuyer sur des données scientifiques incontestables pour dire à tous ces jeunes, qui ont pour l'instant une image très positive du cannabis, que ce produit n’est pas anodin».
Pierre BIENVAULT
(1) Chaque message renvoie vers «Écoute cannabis» (0.811.91.20.20), une ligne téléphonique pouvant orienter vers l'un des 220 centres de consultation répartis dans toute la France.
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Le cannabis en France
Le produit
Le cannabis est une plante consommée sous forme d'herbe (marijuana, ganja…), de résine (haschisch) ou plus rarement d'huile. Le plus souvent fumé, il est en général mélangé avec du tabac. Le cannabis est parfois aussi consommé dans des gâteaux ou en infusion.
La consommation
On estime à 850 000 le nombre de consommateurs réguliers (dix fois dans le mois) de cannabis, dont 450 000 consommateurs quotidiens de plus de 12 ans en France.
Les dangers
Le cannabis peut altérer la perception, l'attention et la mémoire immédiate et entraîner un repli sur soi, une perte de motivation et à la longue des problèmes relationnels. Consommé régulièrement, il peut perturber le travail scolaire.
L'intoxication aiguë se manifeste par des vomissements ou des évanouissements, ainsi que par des perturbations psychiques transitoires (hallucinations, dépersonnalisation, bouffées délirantes, attaques de panique).
Le risque de dépendance concerne entre 10 et 15% des consommateurs réguliers.
Le cannabis au volant
On sait que la consommation de cannabis rend la conduite dangereuse, mais il n'existe à l'heure actuelle aucune statistique sur le pourcentage d'accidents dans lesquels le cannabis est impliqué, pour la bonne raison que les tests de dépistage existants n'étaient jusqu'alors pas systématiquement utilisés.
La première étude nationale sur la question, menée sous l'égide de la Direction de la santé, devrait être publiée prochainement.
Pour s'informer
Écoute cannabis (0.811.91.20.20), tous les jours de 8 à 20 heures au prix d'une communication locale, renvoie vers les 220 centres de consultations existant en France dont les coordonnées sont également accessibles sur le site : http://www.drogues.gouv.fr
Il est possible de télécharger des brochures, en particulier une destinée aux parents, sur le site : http://www.inpes.santé.fr
Enfin, on peut lire Les Drogues, de Nicole Maestracci (PUF collection «Que sais-je ?», 128 p., 8 €).