Dans l'Huma demain :
Nom d'un pétard !
Les révélations " exclusives " de M6 dans son émission Ça me révolte sur la culture du cannabis au Maroc datent de dix ans. Enquête sur de drôles de pratiques.
Retour sur le Ça me révolte : Cannabis, la grande hypocrisie. C'était le 3 juin dernier. Y était présenté un reportage " exclusif " sur la culture du cannabis au Maroc. Mais les images avaient un petit air de déjà vu. Ainsi, certains passages du sujet présentaient un grain d'image différent du reste du reportage. L'explication ? Ces images du Maroc - constituant l'ossature du sujet - ont été tournées " en caméra amateur ", comme nous l'explique la voix off, dans une région où " il est fortement déconseillé de s'aventurer ". À l'image, on voit Ahmed, " fermier de la vallée de Ketama, au cœur du Rif ". Et la voix off de triompher : " Ahmed a bien voulu nous ouvrir les portes de sa ferme ", entend-on.
Petit problème : " Ahmed est mort il y a plusieurs années, écrasé par sa voiture ", révèle Jacques-Henri Bidermann. Qui, avec Olivier Poucet et Philippe Lachambre, est réalisateur du documentaire Kif-Kif, un 26 minutes tourné en 1993, monté en 1994 et déjà diffusé sur Planète ! " Des images tournées il y a près de dix ans ont donc été présentées aux téléspectateurs comme si elles dataient d'hier, dénonce le réalisateur. Comme si une équipe de M6 avait pu les ramener ! Or jamais Ahmed et sa famille ne se seraient autant ouverts à de simples reporters. Moi, j'ai passé deux ans au Maroc avant de faire partie des amis d'Ahmed et de pouvoir tourner ces images. "
M6, par le biais de Be Happy Productions - en contactant dans un premier temps la boutique Chanvre et compagnie à Montreuil, près de Paris -, a racheté cinq minutes du documentaire à un tarif somme toute modique : environ 800 euros la minute.
Bernard de la Villardière, présentateur de Ça me révolte, précise, dans le lancement du sujet, qu'il s'agit d'une " enquête de Éric Maillebiau et Philippe Lachambre " : si l'époque de tournage des images et le nom du documentaire dont elles sont extraites ne sont à aucun moment précisés, le nom de l'un des coréalisateurs de ce dernier est bien cité. Sans néanmoins que le téléspectateur sache s'il est ou non journaliste pour M6. Et encore moins qu'il était l'un des réalisateurs de Kif-Kif.
Quelle a été son implication exacte ? Si Bertrand Devaud, rédacteur en chef d'une émission dont il est " très fier ", déclare que Philippe a été " associé à l'enquête ", ce dernier - caméraman à l'époque de Kif-Kif et ayant depuis trois documentaires sur le sujet à son actif -, affirme avoir été simple " consultant pour le montage. Ce qui signifie que j'étais là pour que ne soit pas fait n'importe quoi avec les images. Il fallait que j'explique à l'équipe ce qu'on voyait. Par exemple, quand Ahmed utilise un tamis pour faire du haschisch, ce ne sont pas les feuilles mais les fleurs qu'il utilise… "
Le documentariste explique qu'il a été employé pendant quatre jours par M6 " avec plus ou moins de contrôle sur les images. La première journée a été consacrée au dérushage, les trois autres au montage ". Sans implication, selon lui, sur le commentaire. Et ce après avoir décliné l'offre faite par M6 de " retourner au Maroc pour tourner de nouvelles images. Je savais qu'en une semaine, avec une équipe dans les jambes, je n'aurais rien ramené. En tout cas, je ne travaille pas dans ces conditions ".
Il fait là le même raisonnement qu'Éric Maillebiau, journaliste de Be Happy Productions : " Après avoir enquêté sur le sujet, il a été question que je parte pour le Maroc. Jusqu'au dernier moment. Mais, question de moyens, en trois semaines, il m'était impossible de faire mon boulot de journaliste dans de bonnes conditions. Il a fallu trouver une autre solution. On a donc acheté les images à Philippe Lachambre et on a travaillé avec lui. Sans, en effet, préciser que ces images avaient dix ans ni qu'elles venaient d'un documentaire. "
Certes, une " équipe de M6 a bien été envoyée sur place ", nous assure-t-on au sein de la boîte de production. Pour ne ramener que des images d'un Maroc touristique : une rue, des vallées. Mais pas de champs de cannabis. Autant dire que les réalisateurs du documentaire ont été pour le moins surpris par le résultat final…
Philippe Lachambre estime, avec une pointe d'ironie, que " le travail de M6 a été assez fin. La caméra amateur peut faire penser à ces caméras cachées que la chaîne aime tant. Quant à l'utilisation du " nous ", on s'y croirait ! " Néanmoins, il trouve " le doublage dramatique ", parce que, en effet, le film a été doublé alors qu'Ahmed parlait parfaitement français ! On peut d'ailleurs encore entendre sa voix à l'écoute du sujet. Et c'est ainsi qu'une personne morte il y a plusieurs années peut parler en euros du prix de vente du haschisch.
Bertrand Devaud, de Be Happy Productions, estime qu'il s'agit là d'un " travail des plus honnêtes. Il y a eu une véritable enquête, un vrai travail auquel a été associé l'un des réalisateurs, se défend-il. On ne dit pas que ces images sont tirées d'un documentaire tourné il y a dix ans ? Mais tout le monde fait comme ça ! Nous, nous avons l'honnêteté d'avoir payé les images et d'avoir travaillé avec celui qui les a faites ".
Interrogé, un journaliste d'investigation ayant travaillé sur bon nombre de reportages se dit " scandalisé : ce n'est pas une enquête exclusive puisque le documentaire a déjà été diffusé. Et quand on utilise des images d'archives ou qui sont datées, on le signale ". Un avocat, lui, pointe la question du degré d'exclusivité et du droit à la citation.
Jacques-Henri Bidermann va plus loin : " Si l'on avait su qu'ils " vendraient " ce reportage comme une enquête " exclusive ", on aurait certainement négocié une somme plus conséquente pour les images que nous leur avons cédées, souligne le réalisateur. Mais, au-delà de cette question pécuniaire, cela pose la question de la différence entre reportage et documentaire. Ce n'est pas du tout le même boulot : les conditions de travail et la temporalité sont complètement différentes. Face à de telles pratiques et, au regard de la situation du documentaire à la télé, est-ce que ce dernier se réduira à terme à une simple banque d'images, une simple matière première dans laquelle on pourra piocher impunément pour alimenter des reportages réalisés à la va-vite ? " En tout cas, pour M6, reportage ou documentaire, aujourd'hui ou il y a dix ans, quand on parle de cannabis, c'est kif-kif…
Sébastien Homer