Date : 3/10/05
Source : Libération
Site : http://www.liberation.fr/
http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=328165
Société
Drogues au volant: Matignon tousse
Le gouvernement gêné par une étude relativisant le danger du cannabis par
rapport à l'alcool.
Par Matthieu ECOIFFIER
lundi 03 octobre 2005
C'est un pétard mouillé qui contrarie le gouvernement et sa majorité. Les
conclusions de la première enquête épidémiologique sur le lien entre usage
de drogues et accidents de la route, dont Libération a eu connaissance,
provoquent depuis quelques semaines le plus grand embarras en haut lieu. La
dangerosité du cannabis au volant, si elle est bien réelle, est bien moins
importante que celle de l'alcool. Selon nos informations, cette étude,
baptisée SAM (sécurité routière et accident mortels), confirme d'abord le
rôle écrasant de l'alcool dans les accidents de la route. En revanche, le
risque d'être responsable d'un accident mortel sous l'emprise du seul
cannabis est faible, mais pas nul. Ce risque n'est en tout cas pas plus
élevé que celui engendré par un conducteur avec un taux d'alcoolémie entre
0,2 et 0,5 gramme par litre de sang.
L'ennui c'est que la loi, adoptée le 3 janvier 2003 par des députés de
droite en pleine croisade antijoint, tolère un risque d'accident mortel
multiplié par 2 avec une alcoolémie allant jusqu'à 0,5 gramme mais qu'avec
le cannabis (et un risque qui se trouve multiplié entre 1,8 et 2,2 fois),
la tolérance est nulle : fumer un pétard au volant est puni de deux ans de
prison.
L'embarras du ministre des Transports
Lors de la présentation de ces conclusions, le 1er juillet 2005 au dernier
comité interministériel de la sécurité routière (CISR), Dominique Perben,
le nouveau ministre des Transports, n'a pas caché son embarras.«Il voulait
en faire un cheval de bataille contre le cannabis, raconte un proche du
dossier. Or l'enquête montre que le gouvernement a mis la charrue avant les
boeufs : ils auraient dû attendre les résultats avant de légiférer.» Ni
Nicolas Sarkozy ni Dominique Perben ni Xavier Bertrand (c'est la direction
générale de la Santé qui a déboursé les 533 571 euros de l'enquête), ne
sont désormais candidats pour porter politiquement cette patate chaude. Et
le Premier ministre lui-même devrait se mordre la langue : le 24 janvier,
Dominique de Villepin, alors ministre de l'Intérieur, affirmait que «17 %
des accidents mortels (étaient) liés à l'usage des stupéfiants». «Ces
chiffres sont faux, note un expert. Ils sont ceux du lobby des toxicologues
intéressés par le marché des tests de dépistage. Ministres et députés ont
raconté tellement de conneries depuis deux ans qu'ils sont bien ennuyés.» A
l'Assemblée nationale, lors du vote de la loi Dell'Agnola, la droite avait
dénoncé le laxisme d'une «gauche hallucinogène qui a fait croire que seul
l'alcool est dangereux». «La drogue au volant est responsable de plus de
morts que les excès de vitesse», avait-on entendu.
Une première mondiale
Des déclarations aujourd'hui contredites par cette enquête, malgré les
pressions que les auteurs ont subies depuis cinq mois pour que leurs
conclusions collent avec la ligne gouvernementale. Pilotés par l'équipe de
Bernard Laumon de l'Inrets (Institut national de recherche sur les
transports et leur sécurité) et coordonnée par l'Observatoire français des
drogues et des toxicomanies (OFDT), ces travaux ont été lancés en octobre
2001 dans le cadre de la loi Gayssot. Pour ne pas légiférer sans avoir
d'abord déterminé des seuils de risque réel liés à une consommation de
cannabis, le gouvernement Jospin avait autorisé les chercheurs à faire des
tests de dépistage de stupéfiants sur les personnes impliquées dans les
accidents mortels - les médicaments, pourtant souvent responsables
d'endormissement au volant, avaient été écartés de l'étude à la suite du
lobbying intense des laboratoires. Des prélèvements urinaires ont été
effectués. Lorsqu'ils se révélaient positifs à la présence de drogue, ils
étaient doublés d'une prise de sang. Les procès verbaux ont tous été
décortiqués pour déterminer les responsabilités de chacun. Et l'ensemble de
ces données a été croisé et comparé avec un groupe témoin d'accidentés sans
drogue dans le sang. Une énorme machinerie.
Après plus de trois ans de travail, un échantillon de 10 000 accidents a
été réuni. Qui, en raison de problèmes de fiabilité, a finalement été
ramené à 8 000, chiffre considérable qui fait de cette étude une première
mondiale. Résultat : si l'on rapporte les seuils de risque obtenus au total
annuel de tués sur la route, à plus de 0,5 gramme, l'alcool serait
responsable de 2 000 morts, la vitesse de 2 000 autres et le cannabis de
220. Ce n'est pas rien, 220, mais c'est grosso modo le chiffre de tués
attribué à ceux qui conduisent avec entre 0,2 et 0,5 gramme d'alcool dans
le sang. Sauf que les moins de 25 ans sont surreprésentés.
Epidémiologistes et accidentologues ont aussi réussi à mettre en évidence,
pour la première fois, une relation effet-dose : au volant, le cannabis
fait chuter la vigilance et est fortement déconseillé car plus on fume,
plus le risque d'avoir un accident mortel augmente. Moins rapidement
toutefois qu'avec l'alcool et dans des proportions bien moindres.
Un plan pour amortir l'impact politique
Au gouvernement, on se prépare à insister lourdement sur ces deux
arguments. Les députés antijoint auront beau jeu de brandir le principe de
précaution et de rappeler que, de toute façon, le cannabis est une drogue
illicite et interdite et que l'alcool, lui, est en vente libre. N'empêche,
au regard du risque réel, il y a deux poids deux mesures.
Au gouvernement, la gêne est palpable face à des résultats qui rendent
incohérent l'arsenal répressif en vigueur. Le plan de communication adopté
après moult atermoiements en témoigne : pour amortir l'impact politique de
cette étude, il a été décidé d'en confier l'explication aux seuls auteurs.
Afin d'asseoir sa crédibilité, il avait été décidé au printemps de la
soumettre au comité de lecture du British Medical Journal, l'une des plus
prestigieuses revues scientifiques. «Nous l'avons acceptée, mais la
publication n'est pas prévue avant plusieurs semaines», indique-t-on au
BMJ. Difficile dans ces conditions de contrôler la date de publication de
l'étude. Mais aussi de mettre en doute la solidité de ses résultats.
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