France :
Des médecins craignent un retour du "lobby de l'alcool"
Selon les alcoologues, certaines mesures tendent à minimiser les dégâts de cette drogue licite
Les professionnels de la prévention, du soin et de la recherche sur les addictions à l'égard de l'alcool et des autres substances psychoactives ne décolèrent pas. S'ils s'étaient réjouis de voir la lutte contre les cancers et celle contre l'insécurité routière figurer parmi les trois grands chantiers du quinquennat de Jacques Chirac, les actes du gouvernement leur font craindre un retour en arrière. "Nous n'acceptons pas que des intérêts économiques l'emportent sur les considérations de santé publique", résume Martine Daoust, professeur à la faculté de pharmacie d'Amiens (Somme) et administratrice de la Société française d'alcoologie.
Les spécialistes des addictions ont d'abord été choqués par les déclarations du ministre de la santé, Jean-François Mattei, parlant d'une " mode" pour évoquer l'intégration de l'alcool et du tabac dans le champ des drogues, approche prônée par le rapport Roques et mise en oeuvre par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) entre 1999 et 2002. "En fait, les données scientifiques dont nous disposons depuis le rapport Roques ne font que conforter la dangerosité de l'alcool, explique Martine Daoust.D'un point de vue pharmacologique, l'alcool est un produit épouvantable. Sur un terrain fragilisé, tout éclate. A la différence des autres produits psychoactifs, qui ont une assez grande spécificité d'action, l'alcool agit par plusieurs mécanismes. Il potentialise l'action délétère d'autres substances. Sa dangerosité justifierait davantage de moyens pour la recherche sur l'alcool."
INCOMPRÉHENSION
Les spécialistes des addictions n'ont pas davantage compris le refus de M. Mattei de signer le projet de décret - élaboré par le précédent gouvernement en concertation avec eux - créant des structures prenant en charge l'ensemble des addictions : les Csapa, ou centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (Le Mondedu 26 novembre).
Le projet de décret laissait pourtant toute latitude aux structures locales pour garder leur spécificité (centre d'alcoologie, de sevrage tabagique...), pourvu qu'elles puissent adresser à des homologues les personnes consommant d'autres produits.
Enfin, ils protestent contre le prolongement jusqu'au 31 décembre 2007 du privilège fiscal des bouilleurs de cru, grâce à l'adoption, sans opposition du gouvernement, d'un amendement à la loi de finances pour 2003 (Le Monde du 20 décembre). Dans leur pétition adressée à Jean-Pierre Raffarin afin d'empêcher cette disposition, les soignants et les associations de malades de l'alcool comme Vie libre rappelaient les dégâts de cette drogue licite.
"Le tiers des accidents mortels de la circulation, des blessures et des handicaps sont imputables à la consommation d'alcool, écrivaient-ils. Il en est de même pour le tiers des cancers. Enfin, la consommation d'alcool est impliquée dans 20 % des hospitalisations, 40 % des hospitalisations psychiatriques, 20 % des crimes et délits et 80 % des violences conjugales."
Les spécialistes des addictions ne contestent pas certaines affirmations de M. Mattei, par exemple lorqu'il estime difficile de faire cohabiter dans une même salle d'attente alcooliques et héroïnomanes. "Une approche globale n'est pas contradictoire avec le respect des spécificités, reconnaît le docteur Alain Morel, psychiatre et président de la Fédération française
d'addictologie. Il n'est pas question d'avoir un guichet unique. En revanche, il existe des points communs importants entre les différentes addictions et il faut penser des actions communes, par exemple en matière de prévention. De plus, une partie des usagers de drogues licites ou illicites consomment plusieurs produits. Quant aux stratégies de traitement, nous arrivons à faire coexister dans des lieux de post-sevrage des personnes alcooliques et des usagers de drogues illicites. La question essentielle est de mutualiser les réflexions et les moyens."
De son côté, le docteur Philippe Michaud, médecin alcoologue à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) et vice-président de la Fédération des acteurs de l'alcoologie et de l'addictologie (F3A), dénonce "le lobby de l'alcool et la fraction la plus sécuritaire du champ politique -qui- font pression pour démanteler les acquis des dernières années. Face à cela, les efforts de convergence de l'ensemble des professionnels du champ des addictions, et leurs premiers résultats, indiquent la bonne direction. Le pire serait de ne pas en tenir compte." Le futur plan d'orientation de la Mildt que doit élaborer son nouveau président, le docteur Didier Jayle, permettra de le vérifier.
Source: Le Monde (France)Pubdate: 3 janvier 2003 Copyright: © Le Monde
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