Le reggae et le mythe

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Le reggae et le mythe

Messagepar daniel » 08 Mai 2005, 08:53

« On apprend ainsi que la ganja fut à l'origine importée par les autorités
britanniques pour "maintenir les masses dans un état de pacification et
d'anesthésie" .»

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0 ... 810,0.html



Critique

Le reggae et le mythe

LE MONDE DES LIVRES du 05.05.05




Trente ans après sa diffusion internationale, la musique jamaïquaine est
souvent réduite à un genre (le reggae), une figure (Bob Marley) et une
fumeuse spiritualité. Le premier mérite du livre du Britannique Lloyd
Bradley, journaliste au New Musical Express, au Guardian et à Mojo, est de
la restituer dans toute sa complexité et ses dimensions : musicale et
économique, sociale et politique.

Bass Culture tente de répondre à la seule question qui vaille : comment
cette musique, née dans les bas quartiers de la petite île caraïbe,
a-t-elle pu conquérir le monde en s'identifiant à la cause des miséreux, et
cela grâce à un riche producteur blanc, Chris Blackwell ? Pour cerner cette
énigme, Lloyd Bradley n'a pas lésiné sur les moyens. En une vingtaine
d'années, il a accumulé une documentation exhaustive, augmentée de
témoignages recueillis sur place et non des moindres : ceux de Prince
Buster, Jimmy Cliff, Burning Spear, Horace Andy ou Bunny Lee.

Son récit foisonnant d'informations - mais écrit parfois dans un style
relâché - navigue habilement entre Kingston et Londres, entre le taudis de
Trench Town et la saga de la diaspora. Après un début éclairant qui permet
de comprendre l'importance du sound system, soit deux platines et un micro.
Une installation duale pour organiser des soirées dansantes en plein air
mais aussi porter une parole protestataire face à la pauvreté.

FASCINANTE MUTANTE

L'habileté du livre consiste à associer systématiquement histoires humaines
et anecdotes à une présentation rigoureuse du contexte économique et social
: l'exploitation de la bauxite, l'exode rural vers les bidonvilles de
Kingston, l'émigration au Royaume-Uni et les tensions communautaires qui
s'ensuivront. Lloyd Bradley n'hésite pas non plus à remonter, avant
l'indépendance de 1962, à l'esclavagisme et au colonialisme. On apprend
ainsi que la ganja fut à l'origine importée par les autorités britanniques
pour "maintenir les masses dans un état de pacification et d'anesthésie" .

Avec ce livre, la figure du rasta, souvent perçue aujourd'hui comme celle
d'un "type cool qui fume des pétards toute la journée" , ne prête plus à
sourire - les pages sur la répression dont les porteurs de dreadlocks
seront victimes, sont glaçantes, comme celles sur les exactions des rude
boys, ces délinquants des bidonvilles. La curiosité mystico-exotique du
rastafarisme - le mystère de la vénération du négus éthiopien par des
Jamaïquains - prend tout son sens comme symbole de la conquête d'une
identité sociale pour le prolétariat noir.

L'héroïne du livre reste évidemment la musique, cette fascinante mutante.
Avec la découverte sur l'île du rhythm'n'blues des Noirs d'Amérique
transformé en ska, "ce rhythm'n'blues renversé" , qui déplace l'accent sur
sur le deuxième et quatrième temps de la mesure. L'alanguissement du tempo
pour le rock steady - autant pour soulager les danseurs que pour ne pas
inciter les émeutiers. Et la nervosité retrouvée avec le reggae.

Ce vampire qui s'abreuve à tous les genres préexistants (en y ajoutant le
mento) apparaît dans les premiers mois de 1968 pour devenir le symbole
d'une "arrogance nationaliste" . Récupéré par Michael Manley, chef du
People's National Party, il donne une visibilité à l'île grâce au label
Trojan, qui inonde le marché britannique avec des artistes de
l'immigration. Leurs disques se classent dans les hit-parades, la BBC les
ignore.

Avec le film The Harder They Come (1972), le reggae devient phénomène
planétaire. Il lui manque une icône, ce ne sera pas Jimmy Cliff, mais Bob
Marley, dont Bradley relativise l'importance artistique : "Penser que
durant son séjour au sommet l'acteur le plus fameux du reggae n'exerça
pratiquement aucune influence sur le développement de la musique à son
niveau le plus basique - c'est-à-dire les studios de Kingston - constitue
une ironie d'apparence colossale." Depuis sa mort en 1981, le reggae est
entré dans une nouvelle phase, la moins palpitante de son histoire : il
s'est dissous dans la culture pop.

BASS CULTURE de Lloyd Bradley, traduit de l'anglais par Manuel Rabasse, Ed.
Allia, 636 p., 23 ¤.

Bruno Lesprit

Article paru dans l'édition du 06.05.05



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