Entre cannabis et accidents, une "présomption de dangerosité" sans lien avéré (Le Monde) (15/01/05 20:21)
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0 ... 233,0.htmlEntre cannabis et accidents, une "présomption de dangerosité" sans lien avéré
LE MONDE | 14.01.05 | 13h50
Quelle est la part de responsabilité des fumeurs de cannabis dans les
accidents de la route ? Si les experts s'accordent depuis longtemps sur les
effets négatifs que peuvent provoquer les substances psychoactives sur la
conduite, ils sont en revanche beaucoup plus divisés sur le lien de
causalité, très difficile à mesurer, entre consommation de cannabis et
accidents de la route.
En novembre 2001, une expertise collective de l'Institut national de la
santé et de la recherche médicale (Inserm) avait conclu à l'incompatibilité
des effets de la consommation de cannabis avec la conduite, en pointant "un
temps de réaction allongé, une capacité amoindrie de contrôle d'une
trajectoire, une mauvaise appréciation du temps et de l'espace et des
réponses perturbées en situation d'urgence". Malgré cette "présomption de
dangerosité", l'Inserm jugeait toutefois "impossible d'affirmer l'existence
d'un lien de causalité entre usage de cannabis et accident de la
circulation". Cette lacune s'explique d'abord par des problèmes
méthodologiques, tenant à la difficulté de constituer un groupe témoin en
situation réelle. La dose à partir de laquelle le cannabis produit des
effets incompatibles avec la conduite reste par ailleurs très difficile à
déterminer. Pour l'alcool, le législateur a posé un plafond à 0,5 gramme
par litre de sang. Mais, pour le cannabis, où commence l'excès, où surgit
le danger ?
Avec des analyses d'urine, un fumeur de joints peut en outre être détecté
plusieurs heures, voire plusieurs jours après la disparition de tout effet
négatif sur ses facultés. Selon l'Inserm, certaines études déjà menées
aboutissent enfin à la conclusion, controversée, que "les conducteurs sous
influence du cannabis "compenseraient" la diminution de leurs capacités en
modifiant leur comportement par une moindre prise de risque".
Aujourd'hui, la plupart des études disponibles, menées essentiellement aux
Etats-Unis, en Europe et en Australie, indiquent seulement le pourcentage
de conducteurs dépistés positifs à un produit stupéfiant impliqués dans des
accidents. Pour le cannabis, ce pourcentage varie entre 6 % et 16 % en
France, et entre 5 % et 16 % en Europe, des estimations "largement
tributaires du mode de sélection des échantillons faisant l'objet des
tests", souligne l'Inserm. Dans un grand nombre d'études, en proportion
substantielle, les conducteurs positifs au cannabis le sont également à
l'alcool (environ 50 % dans les études en France), qui apparaît donc comme
un facteur de confusion important.
En France, c'est l'étude collective menée en 2000 et 2001 par le professeur
Patrick Mura, président de la Société française de toxicologie analytique
(SFTA), qui a longtemps servi de référence au gouvernement. Cette étude
controversée concluait que les risques d'accident étaient multipliés par
2,5 chez les jeunes de moins de 27 ans quand ils avaient consommé du
cannabis. Or, selon le professeur Claude Got, la réalité ne correspondrait
pas forcément aux résultats "surévalués"de cette enquête, qui n'a pas pris
en compte, dans son échantillon de 900 cas, les nombreux tests négatifs
réalisés par la gendarmerie.
Pour Claude Got, il y aurait en outre un "conflit d'intérêt" derrière les
nombreuses publications réalisées par le docteur Mura et ses collègues de
la SFTA. Plusieurs membres de la SFTA sont en effet à la tête des
laboratoires qui réalisent les expertises sanguines, facturées 216 euros
l'unité, pour confirmer la présence de stupéfiants chez les automobilistes
dont les urines ont été contrôlées positives. Il compte désormais sur les
résultats de la vaste enquête épidémiologique menée depuis trois ans pour
mesurer scientifiquement les risques. Du 1er octobre 2001 au 31 septembre
2003, 10 000 accidents ont été étudiés. Très attendus par les pouvoirs
publics, les résultats de cette enquête doivent être rendus publics au
début de l'année 2006.
Alexandre Garcia
* ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05
Un marché très prometteur pour les laboratoires pharmaceutiques
LE MONDE | 14.01.05 | 13h50
Les fabricants de tests s'attendent à un accroissement des contrôles dans
les entreprises, mais aussi dans les établissements scolaires et les
familles.
Encore limité en France, le marché des tests de dépistage de stupéfiants
pourrait connaître un essor comparable à celui enregistré depuis une
vingtaine d'années aux Etats-Unis, où plusieurs dizaines de millions de
personnes sont testées chaque année sur la route, dans les entreprises et
dans les écoles. Les laboratoires pharmaceutiques qui commercialisent ce
type de tests en France s'attendent en effet à un accroissement des
contrôles dans les entreprises publiques et privées, mais aussi à leur
prochaine utilisation dans les établissements scolaires.
Au sein de l'entreprise, "la tendance est à l'augmentation des dépistages
de drogue pour tous les postes à risques, aussi bien dans les entreprises
de transport, de l'énergie que dans celles dont le fonctionnement est
calqué sur les multinationales américaines", observe le docteur Pascal
Kintz, médecin légiste et ancien président de la Société française de
toxicologie analytique (SFTA). En se fiant au nombre de tests vendus et à
celui des analyses commandées aux laboratoires spécialisés, le toxicologue
estime que 100 000 à 200 000 salariés occupant des postes "de sécurité"
feraient chaque année l'objet d'un dépistage de stupéfiants en France, à
l'embauche ou de manière inopinée. Ces contrôles concernent notamment, dans
les entreprises publiques, les pilotes d'Air France, les conducteurs,
aiguilleurs et agents de circulation de la SNCF ou de la RATP ainsi que des
agents d'EDF sur les sites des centrales nucléaires.
Dans le privé, plusieurs grandes compagnies de transport routier ou naval,
les compagnies pétrolières Total ou ExxonMobil ainsi que les filiales
françaises de certaines grandes multinationales américaines, notamment de
l'alimentation, font également passer des tests de dépistages de drogue à
certaines catégories de leur personnel. La société Servibio, l'une des
trois principales entreprises qui commercialisent les tests de dépistage en
France, fournit la gendarmerie, les hôpitaux et des clients occasionnels
qui réclament plus de discrétion.
"JEUNES SALARIÉS"
"Nous avons fourni des tests à la direction des ressources humaines d'un
grand parc d'attraction, qui voulait effectuer un contrôle ponctuel auprès
de ses jeunes salariés", indique Alain Cohen, directeur général de
Servibio. Selon une étude sur la drogue au travail publiée dans la revue
Toxibase du 3e trimestre 2004, les substances les plus fréquemment
détectées demeurent le cannabis et les opiacés.
L'usage de ces tests pourrait enfin s'étendre, comme aux Etats-Unis, aux
personnels de l'armée, de la gendarmerie et de la police, ainsi qu'à ceux
"des entreprises sensibles classées Seveso", suggère Patrick Mazzei, gérant
de la société française ID-Pharma qui vend les Narcotest. En 2003, un
rapport du Sénat, "Drogue, l'autre cancer", avait déjà recommandé "la mise
en place d'un dispositif de dépistage des toxicomanies au sein des
entreprises" dans le cadre de la lutte contre l'usage de drogues. Déjà bien
amorcée, l'extension des tests de dépistage à tous les secteurs
professionnels pose, entre autres, la question pratique de l'utilisation
des résultats, et la question éthique du secret professionnel. Un salarié
contrôlé positif peut en effet être déclaré inapte au travail. Or, "comme
le disent fréquemment les médecins du travail, même lorsque le motif de
l'inaptitude n'est pas énoncé, il est relativement lisible pour les
dirigeants d'entreprise", souligne l'ethnologue Astrid Fontaine dans la
revue Toxibase. "Les tests positifs pourront par exemple constituer un
motif de licenciement ou exposer les salariés à des sanctions plus diffuses
(mutations, reclassement dans des postes moins valorisants ou moins
rémunérés, rumeurs)", analyse-t-elle.
"COMMENCER À L'ÉCOLE"
Lionel Doré, le secrétaire général du Syndicat national professionnel des
médecins du travail (SNPMT), dénonce de son côté une "médecine de
sélection" qui serait déjà à l'¦uvre dans les entreprises françaises, comme
à la SNCF où un décret ministériel d'août 2003 oblige les médecins du
travail à rechercher les "substances psycho-actives"sur les cheminots
exerçant des fonctions de sécurité. Un médecin de l'entreprise ferroviaire,
qui avait exercé un recours contre cette mesure, a été désavoué par le
ministre des transports, le 20 août 2004.
"Le code de déontologie interdit pourtant qu'un même médecin pratique
prévention et contrôle", s'indigne M. Doré, qui entend porter l'affaire
devant le tribunal administratif afin de "clarifier les textes". Les
laboratoires pharmaceutiques commercialisant ces tests visent également "le
marché potentiellement très intéressant de l'éducation nationale, celui où
l'on trouve le plus de jeunes qui consomment du cannabis", résume M.
Mazzei. Il s'agirait alors d'introduire dans le règlement intérieur des
lycées et collèges la notion de dépistage de drogue en cours d'année,
"comme cela existe déjà dans la plupart des écoles américaines à partir de
14 ans", souligne le docteur Kintz. "Nous n'en sommes pas encore là en
France, mais nous allons y venir, poursuit M. Mazzei, parce que si l'on
veut vraiment lutter contre la consommation de cannabis, il faut commencer
à l'école."
Autre créneau très prometteur : la vente libre en pharmacie. Soumis par la
justice à une astreinte thérapeutique, certains automobilistes ayant eu un
retrait de permis préfèrent utiliser ces tests vendus de 8 à 25 euros que
de s'adresser à des laboratoires d'analyses pour prouver qu'ils ont bien
renoncé à leur addiction. La vente libre de ce type de tests peut aussi
viser les parents qui souhaitent s'assurer que leurs enfants ne se droguent
pas. "En utilisant notre DrugWipe, vous pouvez, sans que la personne en
soit avertie, confirmer vos doutes ou soulager votre esprit", assure le
site Internet d'un distributeur de tests.
Alexandre Garcia
"Une mesure nécessaire"
La Cour européenne des droits de l'homme a déclaré irrecevables, en 2002 et
en 2004, les requêtes de deux salariés, l'un danois, l'autre suédois, qui
se plaignaient d'avoir été soumis à des tests de dépistage d'alcool et de
drogue contraires au respect de la vie privée. D'après l'article 8 de la
Convention européenne des droits de l'homme, "il ne peut y avoir
d'ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour
autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une
mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire" à la sécurité
nationale, à la protection de la santé ou à celle des droits et libertés
d'autrui. L'un était membre d'équipage d'un ferry, le second affecté à
l'entretien d'une centrale nucléaire : dans de telles entreprises à
l'activité dangereuse, les tests sont nécessaires, dit la Cour.
Dans le champ du droit du travail, les juges européens mettent en ¦uvre un
principe de proportionnalité "privatisée", qui met en balance deux intérêts
privés, commentent Jean Mouly et Jean-Pierre Marguénaud, professeurs de
droit à l'université de Limoges, dans le Recueil Dalloz du mois de janvier.
* ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.01.05