Le projet déchiré des ouvriers du papier
Encouragés par la direction, les salariés de Stora Enso avaient mis au point une alternative au plan social. Mais au dernier moment, l'usine a retiré son soutien.
Par Haydée SABERAN
QUOTIDIEN Libération : Lundi 18 septembre 2006 - 06:00
Corbehem (Pas-de-Calais) envoyée spéciale
La sono gueule : «Dallas, ton univers impitoya-a-ble» devant l'usine de papier Stora Enso à Corbehem (Pas-de-Calais). Plus loin, les ouvriers bloquent le rond-point de l'accès au site. Francis (1), Frédo et les autres brûlent des rouleaux blancs géants. Ça sent le papier glacé cramé, des confettis de cendres s'envolent, ça chauffe. Francis ajoute du papier dans la fournaise. «On nous a pris pour des cons, maintenant c'est fini.»
C'était pourtant parti pour être une belle histoire, un genre de Metaleurop à l'envers. Un conte de fées : les Petits Poucets qui réussissent à apprivoiser l'ogre. Après l'annonce de 400 suppressions de postes sur 731, l'intersyndicale et une association de salariés, les Géants de papier solidaires, avaient réussi à convaincre Stora de vendre deux machines à un investisseur lié à la famille Mulliez (Auchan, Leroy-Merlin), Green Recovery, qui était prêt à reprendre les salariés sur le carreau. Et puis patatras. Stora ne vend plus. La voix de Francis s'éraille : «Mon grand-père est venu d'Italie pour travailler dans l'usine. Et nous, on n'a rien à offrir à nos gosses.»
«Bob Marley». En octobre 2005, la direction de la papeterie Stora Enso, qui produit du papier glacé de qualité pour les magazines et les catalogues de vente par correspondance, annonce qu'elle ferme deux machines à papier sur trois. Quelques syndicalistes appellent alors leurs collègues de l'ex-Metaleurop. Les anciens de la fonderie leur conseillent de monter une association sur le modèle de leur Choeur de fondeurs. Les Géants de papier solidaires sont nés. L'idée : plancher sur une idée de reprise. «On a travaillé structurés, en cohabitation avec la lutte. On savait que le groupe ne ferait rien, c'était à nous de faire notre projet», se souvient Daniel Morel (CFDT), secrétaire du CE et vice-président des Géants de papier.
Restait à trouver le projet. Antonio Canta, un contrôleur qualité, se met à phosphorer dans son coin. «Je suis né dans les baraquements, sur le terrain où se trouve l'infirmerie aujourd'hui, raconte ce fils d'immigrés siciliens. Si l'usine meurt, je meurs.» Un jour de janvier, il voit Nelly Olin, la ministre de l'Ecologie, expliquer à la télévision que les sacs plastique seront interdits d'ici à 2010. «Je me suis dit : "Il y a un filon."» Il surfe sur l'Internet, réfléchit et trouve : le chanvre. Des sacs en papier à base de chanvre aux caisses de supermarché ? Les autres rigolent. «On l'appelait Bob Marley», raconte Daniel Morel.
La préfecture suit ça de près. Le conseil régional aussi. Et même Stora, qui offre des bureaux à deux salariés syndicalistes pour les faire plancher sur le projet et y investit jusqu'à 200 000 euros. L'association fait des essais. C'est viable. Le chanvre pousse bien dans le Nord et il n'est pas gourmand en eau. Les agriculteurs de la FDSEA (fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles) sont partants. Résultat, 200 salariés embauchables dans un premier temps, dans une phase de transition de production de papier glacé bas de gamme, puis une centaine d'autres ouvriers quelques années plus tard. Même salaire, sans l'ancienneté. Les 100 autres bénéficient de mesures d'âge. Le plan social prévoit entre 25 000 et 120 000 euros pour partir, selon la CFDT.
«Insulte». Il faut faire cohabiter Stora Enso et Corbehem Paper, la future usine de sacs en papier, sous le même toit, pour faire des économies d'échelle. «Sans cela, le projet n'est pas viable», prévient Green Recovery. Il a fallu convaincre les ouvriers. Quelques rares syndicalistes qui estiment que ce n'est pas leur rôle de participer à la création d'une entreprise n'ont jamais adhéré. Au début, le groupe était prêt à vendre ses machines pour 1 euro symbolique. Et puis, à mesure que le 18 septembre, date du plan social, approchait, les prix ont monté. «Jusqu'à 9,5 millions d'euros», assure Green Recovery, l'investisseur, qui réussit à limiter les prétentions de Stora à 5,5 millions. Le 8 septembre, devant le sous-préfet, Stora signe. Et puis, mardi, coup de théâtre :l'usine revient sur sa signature . «On avait la lumière au bout du tunnel et, tout d'un coup, c'est l'écran noir», enrage un ouvrier . Un autre rugit : «Ils ont insulté la République française.» A la préfecture, on se refuse à tout commentaire.
Jusqu'à ce soir, minuit. Jeudi, sur le site, personne n'avait de mots assez durs contre Stora. «Ils viennent d'acheter au Brésil. C'est de la délocalisation. Ils veulent fermer», raconte un salarié au pied d'un feu de papier. Le sentiment général, c'est que l'entreprise a donné un jouet aux syndicalistes pour les occuper. «La direction n'a jamais envisagé que le projet aille à son terme. Prise à son propre piège, elle a reculé», estime Daniel Morel. Il analyse : «Le prix du papier n'a jamais été aussi bas depuis vingt ans. On est à 5 % de surcapacité en Europe. En limitant l'offre, on augmente les prix.» Chez Stora, on assure que le site n'est pas voué à disparaître. «On y a investi 60 millions d'euros. Ce n'est pas pour le fermer.»
Et maintenant ? «Les échéances liées au plan social compliquent les choses, reconnaît-on chez Green Recovery. Les gens ont jusqu'à lundi minuit pour se porter volontaires. Mais on ne peut pas demander à être licencié si l'on ne sait pas si le projet va marcher.» Le ministère du Travail a convoqué tout le monde ce matin. L'intersyndicale engage une action en référé à 11 h 30, afin de reculer la date de déclenchement du plan social. De son côté, Stora a accepté de rediscuter avec Green Recovery aujourd'hui. Gérard se marre : «L'industrie, c'est comme un jeu d'échecs. Il faut un fou pour casser le roi.» Ou un Petit Poucet pour apprivoiser l'ogre. Avant ce soir, minuit...
(1) Certains prénoms ont été modifiés.
Stora Enso convoqué place Beauvau
Sarkozy somme la direction allemande de l'usine de papier de s'expliquer.
Par Haydée SABERAN
QUOTIDIEN Libération : Mercredi 20 septembre 2006 - 06:00
Lille de notre correspondante
Un patron licencieur refuse de vendre à prix raisonnable aux ouvriers qu'il laisse sur le carreau les machines qui leur permettraient de créer leur emploi. Nicolas Sarkozy, au titre de sa compétence d'Aménagement du territoire, a pris lundi en main le dossier de Stora Enso, dossier jusque-là sur le bureau de son collègue du Travail, Gérard Larcher. La direction allemande de l'usine de papier magazine de Corbehem (Pas-de-Calais) sera reçue Place Beauvau par des conseillers des deux ministères, demain après-midi. Pour la convaincre de céder les deux lignes de production vouées à la fermeture aux repreneurs pour 5,5 millions d'euros, le prix initialement convenu ? «Nous allons voir ce qu'ils vont nous dire. S'ils ont de réels problèmes de financement ou s'il y a une volonté de ne pas voir aboutir le projet. Les salariés montrent une attitude constructive. Celle de Stora est compliquée. Nous aimerions voir le projet aboutir», explique-t-on au ministère. Les salariés de l'usine avaient rencontré Nicolas Sarkozy après un meeting UMP à Douai, en avril. «Il nous avait dit qu'il mettrait tout en oeuvre pour nous aider», explique Bruno Poissinger, de l'association de salariés les Géants de papier solidaires, à l'origine du projet de reprise.
Depuis près d'un an, l'intersyndicale et l'association de salariés les Géants de papier solidaires travaillaient à une alternative, face au plan social : la vente des machines à un investisseur, pour reconvertir une partie du site en unité de fabrication de sacs en papier de chanvre et faire ainsi réembaucher tous les salariés licenciés. Mais Stora, qui avait d'abord encouragé le projet, et même proposé de céder les machines pour 1 euro, a augmenté ses prix jusqu'à 10 millions d'euros. L'usine continue officiellement de négocier avec l'investisseur Green Recovery, qui souhaite acheter les machines. Hier, le tribunal de grande instance d'Arras a repoussé le plan social qui aurait dû démarrer le 18 septembre. Il pourra démarrer une semaine après la fin des négociations entre Stora et l'investisseur, dont la date butoir a été fixée au 7 octobre. Les salariés tentés par le licenciement auront alors le choix de se porter volontaires.
Hier, la colère des ouvriers n'était pas retombée et les bobines de papier glacé brûlaient toujours, près de l'usine.
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