Libération : Le cannabis, nouvelle manne agricole au Canada
Dans la région de Vancouver, les plantations d'herbe maison se multiplient.
Le cannabis, nouvelle manne agricole au Canada
Par Carole DUFFRECHOU
mardi 16 décembre 2003
«Je ne sais pas ce qu'est la marijuana. Peut-être je l'essaierai quand ce ne
sera plus pénalisé. J'aurai l'argent pour mon amende et un joint dans
l'autre main.»Jean Chrétien, ex-Premier ministre Vancouver envoyée spéciale
Les sept policiers armés encerclent la petite maison d'une banlieue
ouvrière, puis y pénètrent par la force. Les locataires sont absents du
trois pièces sommairement meublé. Tandis que ses collègues de la police de
Vancouver fouillent l'endroit, l'inspecteur Woods se rend au sous-sol d'où
monte une odeur âcre. En bas de l'escalier, alignés avec soin, 300 plants de
marijuana prêts à être récoltés. Les murs de la pièce sont recouverts de
feuilles d'aluminium reflétant la lumière de 15 lampes très puissantes. Une
petite salle adjacente, éclairée de néons fluorescents, fait office de
pépinière. L'équipe «Grow-Buster» (chasseurs de grow-operations, ces
cultures intérieures de cannabis) se met au travail. En moins d'une
demi-heure, les plants sont détruits, le matériel confisqué et la maison
scellée. Pourtant, aucune plainte ne sera déposée. «C'est inutile, je
perdrais mon temps, les tribunaux sont débordés», justifie Woods.
Chris Taulu, responsable d'un centre communautaire, dénonce le manque de
soutien de la justice. «Il y a eu 32 plaintes dans mon quartier. Résultat :
deux producteurs sont allés en prison et cinq autres ont eu 100 dollars
d'amende.» L'objectif n'est donc plus d'éradiquer le problème, mais de le
déplacer. «L'idée c'est de porter aux producteurs un coup financier»,
précise l'inspecteur Woods. En trois ans, les Grow-Busters ont effectué plus
de 1 500 opérations, surtout grâce à des dénonciations anonymes ou à la
compagnie d'électricité alertée par des consommations exorbitantes.
Face à une population largement favorable à un assouplissement des lois,
police et justice semblent dépassées par l'ampleur du phénomène. «Donner de
simples amendes c'est donner un permis pour continuer à dealer, estime le
caporal Rintoul, de la gendarmerie royale du Canada, patron des Equipes
vertes, équivalent fédéral des Grow-Busters. Aujourd'hui, on est de facto
dans une situation de décriminalisation.»
A Vancouver, à quelques rues du centre des affaires, c'est tout un quartier
que la police a déserté. «Vansterdam», élue l'an dernier meilleure
destination pour fumeurs de marijuana par le magazine américain High Times,
a, comme son modèle hollandais, des cafés où fumer du cannabis, des
librairies où s'instruire sur la culture du pot et des magasins annonçant en
vitrine des rabais sur les pipes ou les graines de cannabis. Au fond de l'un
d'entre eux se trouvent les locaux du Parti Marijuana. Son chef, Marc Emery,
s'affaire aux envois postaux de graines de cannabis plus de 50 000 par
mois, essentiellement à destination des Etats-Unis. «Ils ont fermé le café
d'à côté il y a trois ans. Il a rouvert le lendemain», s'amuse-t-il, sans
cesse interrompu par des clients venus s'approvisionner quelques milliers
de dollars en espèce s'échangeront dans la demi-heure.
La culture du cannabis a pris dans la province des allures d'industrie.
Outre les cultures intérieures, la Colombie britannique compte aussi des
productions extérieures, concentrées sur l'île de Vancouver et dans les
régions rurales des Rocheuses canadiennes. Dans la petite ville de Nelson,
la marijuana est devenue selon Drew Edwards, journaliste local, «une manière
de vivre, un stimulateur social». Brian Taylor, ancien maire de Grand Forks,
croit que 20 % de l'argent qui circule dans les petites communautés de la
région provient de la marijuana. «A ce niveau, il n'y a plus de place pour
l'amateurisme», glisse-t-il, en évoquant la dangerosité croissante de
l'activité. Selon l'Agence contre le crime organisé, 85 % du marché
provincial de la marijuana serait contrôlé par les Hells Angels et les gangs
vietnamiens.
«C'est le seul endroit de l'hémisphère où les choses vont dans le mauvais
sens», accuse sans détour John Walters, le tsar américain de la lutte
antidrogue. 80 % de la production seraient exportés au sud de la frontière :
une livre de marijuana s'écoule quatre fois plus cher à New York qu'à
Vancouver. Washington s'étrangle devant le laxisme des autorités canadiennes
et a ouvert, cet été, un bureau de la DEA à Vancouver. «Il existe un lien
commercial direct entre la marijuana qui va vers le sud et le trafic
d'amphétamines, de cocaïne, d'armes qui remontent vers le Canada, et ça
n'est bon pour aucun des deux pays», plaide Luis Arreaga, consul général
américain à Vancouver.
L'introduction, en mai dernier par le gouvernement de Jean Chrétien, d'un
projet de loi sur la dépénalisation de possession de petites quantités de
marijuana a nourri l'exaspération de Washington. L'avenir du projet de loi
est désormais entre les mains de Paul Martin, le nouveau Premier ministre,
qui fait des relations de bon voisinage avec les Etats-Unis sa priorité. Il
aura fort à faire pour faire oublier la déclaration très médiatisée de son
prédécesseur : «Je ne sais pas ce qu'est la marijuana, affirmait récemment
Jean Chrétien. Peut-être je l'essaierai quand ce ne sera plus pénalisé.
J'aurai l'argent pour mon amende et un joint dans l'autre main.»
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