Voilà un article qui mérite le détour...
Bienfaits et méfaits du cannabis
Article publié dans THS 18 – juin 2003
Professeur Michel Schorderet, membre du comité scientifique Département APSIC, Division pharmacologie fondamentale, CMU, 1211 Genève 4
Le cannabis (chanvre), en tant que plante cultivée pour la fabrication artisanale de toutes sortes de marchandises (ficelle, corde, vêtements, voilure, etc.), est exploité à ce titre depuis des millénaires. Parallèlement, plusieurs types de cannabis (Cannabis sativa et Cannabis indica) sont utilisés en médecine par de nombreuses peuplades et civilisations orientales (Egypte, Chine, Inde).
Leurs feuilles à l´état brut ou pulvérisées sont destinées à soulager de nombreuses maladies tout en suscitant chez le consommateur des états euphoriques ou méditatifs.
Ces pratiques ont été progressivement importées en Europe, puis aux Etats-Unis.
On admet aujourd´hui que les inflorescences femelles (marijuana) de Cannabis sativa contiennent une soixantaine de composés chimiquement définis, appelés cannabinoïdes. Parmi eux, le tétrahydrocannabinol (abréviation THC) semble être le plus actif, du moins le mieux étudié du point de vue pharmacologique. La marihuana peut être séchée et traitée pour en extraire une résine (le haschisch) contenant une concentration maximale de THC.
Suivant les préparations (feuilles pulvérisées ou résine), le taux de THC peut ainsi varier de 0.1 à 30%! Rappelons qu´en 1937 aux Etats-Unis, il existait 28 préparations à base de cannabis confectionnées en officine ; toutes ont progressivement disparu de la pharmacopée, faute d´en prouver scientifiquement l´utilité et de pouvoir les standardiser (concentration définie et fixe en THC par exemple).
Les cibles biologiques du cannabis
C´est grâce aux nouvelles découvertes relatives au cannabis de la fin du XXème siècle que ses potentialités thérapeutiques ont donc été reprises en considération.
Il faut retenir en particulier le fait que les cannabinoïdes (THC) se fixent à des régions particulières de notre système nerveux central (récepteurs neuronaux), ainsi qu´à des organes ou cellules du système immunitaire (thymus, rate, lymphocytes B). De surcroît, les cannabinoïdes se substitueraient à des substances endogènes (appelées « endocannabinoïdes ») naturellement présentes dans l´organisme et vouées à diverses fonctions neuronales ou immunitaires.
Deux endocannabinoïdes au moins ont été identifiés dans le système nerveux central, dont l´anandamide, un terme sanscrit qui est synonyme de bonheur.
Ces développements nous rappellent l´histoire de la morphine, substance d´origine végétale qui se lie également à diverses structures neuronales en se substituant, sur des récepteurs spécifiques, aux substances naturelles endogènes appelées « endorphines ».
Le cannabis en tant que médicament
Une meilleure connaissance des cibles neurobiologiques du cannabis est effectivement à la source des tentatives de le prescrire dans diverses pathologies impliquant des lésions de la moelle épinière, la sclérose en plaques, les troubles du mouvement (maladies de Parkinson, de Huntington et de Gilles de la Tourette), l´épilepsie, la douleur chronique, ainsi que les démences séniles. Les médicaments (à base de THC ou de molécules synthétiques chimiquement comparables) actuellement disponibles aux Etats-Unis, en Angleterre, au Canada et en Afrique du Sud ne sont justifiés que dans les trois situations suivantes : 1) comme antinauséeux et antivomitif (chimiothérapie anticancéreuse) ; 2) comme stimulant de l´appétit chez les patients souffrant du SIDA ; 3) comme médicament adjuvant au cours du traitement de la sclérose en plaques ou de lésions de la moelle épinière. L´efficacité du cannabis ou du THC dans d´autres indications n´est pour le moment pas démontrée.
Toxicité aiguë et chronique du cannabis
L´usage récréationnel du cannabis en tant qu´amplificateur des perceptions auditives ou visuelles et inducteur d´états euphoriques ou méditatifs n´est que rarement la cause de manifestations toxiques aiguës. Il est même vrai qu´à ce jour on n´a jamais signalé de décès par overdose de cannabis inhalé (joint) ou absorbé sous une forme concentrée (haschisch).
Cela n´exclut pas des réactions d´anxiété et de panique chez le consommateur sans expérience (initiation) ainsi qu´une diminution de l´attention, de la mémoire et des performances psychomotrices, diminution qui influence le comportement routier (risques d´accidents).
Il faut tenir compte aussi du fait de l´émergence possible et plus fréquente de symptômes psychotiques chez le consommateur occasionnel fragilisé du point de vue psychiatrique. Consommé de manière régulière, le joint de cannabis peut générer, à l´instar de la cigarette, des bronchites chroniques et d´autres manifestations pulmonaires facilitant le développement de cancers.
Le cannabis est aussi responsable d´altérations subtiles de l´attention et de la mémoire qui persistent tant que le consommateur est chroniquement intoxiqué.
Elles pourraient subsister au cours d´une abstinence même prolongée.
Cannabis et addiction
Les mécanismes de la pharmacodépendance (addiction) ont fait l´objet de travaux importants au cours de la dernière décennie. Le système dit « de récompense », localisé dans des trajectoires (voies nerveuses) cérébrales bien identifiées, est influencé directement ou indirectement par divers messagers chimiques (neurotransmetteurs), principalement par la dopamine. Il semble représenter la cible privilégiée de nombreuses substances psychotropes (alcool, amphétamines, opiacés, cocaïne, etc.). Dans la controverse relative au risque d´une addiction induite par la consommation du cannabis, il n´est pas sans intérêt de rappeler que le THC est également capable d´activer les voies dopaminergiques du système de récompense. Il y a donc lieu de retenir que dans certaines conditions (fréquence d´utilisation, type de produit, concentration en THC, etc.), le cannabis pourrait aussi engendrer une addiction dont les caractéristiques et les conséquences restent encore à décrypter.
Dépénaliser le cannabis : un choix de société
A l´aube du XXIème siècle, de nombreux pays, dont la Suisse, sont confrontés au problème du cannabis et à la dépénalisation, souhaitée par de nombreuses instances, de sa consommation. La décision est extrêmement difficile, toute substance psychotrope agissant sur des récepteurs neuronaux spécifiques étant capable de modifier à moyen ou long terme la réactivité du substrat neurobiologique, impliquant par là un risque présumé d´addiction.
Par ailleurs, même si la toxicité aiguë du cannabis n´est apparemment pas mortelle, il faudra toujours tenir compte des risques inhérents à son usage chronique et aux éventuelles aggravations psychiatriques chez les sujets fragilisés. Enfin, si la dépénalisation, voire la libéralisation, du cannabis est généralisée, on peut s´attendre à voir apparaître sur le marché des préparations de plus en plus concentrées (en THC par exemple), ou plus ou moins frelatées, conditions qui risquent d´en aggraver la toxicité ou d´en renforcer les risques addictionnels.Pour en savoir plus :Le livre du cannabis. Le XXIè siècle sera-t-il psychédélique ? T. Hadengue et coll., Georg éditeur, Chêne-Bourg/Genève, 1999