Je lis en ce moment un livre intéressant de Ruwen Ogien : La panique morale. Vous en avez peut-être entendu parler. L’auteur, directeur de recherches au CNRS défend l’idée qu’on invoque trop souvent la morale de façon non pertinente.
Il fait partie de ceux qui proposent donc une « éthique minimale » qui permettrait d’éviter les « paniques morales » et leur écueils.
Cette éthique repose sur 3 principes :
1. Principe de considération égale, qui nous demande d’accorder la même valeur à la voix ou aux intérêts de chacun.
2. Principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel.
3. Principe d’intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui.
Je vous propose de lire la partie concernant le principe d’intervention qui peut apporter quelques lumières sur la considération « morale » que certains problèmes peuvent soulever :
Intervention limitée
Le principe d’intervention limitée aux cas de torts flagrants causés à autrui est évidemment lié aux 2 précédents. Il concerne aussi bien la répression de certaines conduites par les pouvoirs publics que toutes sortes de formes de coercition plus informelles exercées par chacun et tout le monde (blâmes, sarcasmes, mépris, culpabilisation, humiliation, etc.). Il ne faut donc pas entendre « intervention » au sens légal et politique seulement mais aussi au sens social et moral.
Ce qu’il faut surtout retenir de ce principe, c’est qu’il donne une valeur morale et pas seulement juridique, politique ou sociale à la distinction entre se nuire à soi-même et causer des torts à autrui. Il dit que seuls les torts causés à autrui peuvent justifier la critique morale et l’intervention extérieure formelle ou informelle. Les dommages que nous pourrions causer à notre propre bien-être (en fumant des cigarettes à la chaîne, en nous gavant de graisses et de sucreries, en restant collés devant la télévision et sur internet, etc.) ne peuvent justifier la critique morale et l’intervention extérieure formelle ou informelle que lorsqu’un tort indirect à autrui grave et évident peut être raisonnablement diagnostiqué.
Bien sûr, ce principe présente des aspects obscurs et demande à être précisé sur certains points. Dans sa version étroite, l’idée de « tort à autrui » concerne une certaine classe de dommages dits « matériels », « physiques » ou « psychologiques ». Ces dernières notions semblent faire référence à des choses claires ou familières. Pourtant, elles posent toutes sortes de problèmes. Les dommages physiques ne sont pas évalués de la même manière dans un match de boxe et dans une bagarre de rue. Certaines demandes de réparation pour des torts psychologiques semblent déraisonnables. Si un supporter de football porte plainte contre un arbitre en raison des souffrances psychologiques endurées à cause d’une décision injuste qui prive son club préféré d’une victoire certaine, faut-il la prendre au sérieux ?
De ces difficultés, certains philosophes ont tiré la conclusion que ce principe était vide. Ils ont soutenu, entre autres, que tout acte pouvait être interprété de telle façon qu’il soit possible de dire qu’il cause un tort à autrui, ce qui fait que l’ensemble des actes qui ne causent des torts qu’à soi-même serait vide. Certains, un peu plus charitables, ont suggéré que le principe pourrait tout de même avoir un certain contenu, à condition de l’enrichir au moyen d’autres principes (tels qu’un principe définissant ce qu’est une « offense publique », pour qualifier par exemple, la peine que certains disent ressentir à la vue d’images sexuelles dans l’espace public et expliquer pourquoi c’est un préjudice dont il faut tenir compte).
Une autre difficulté provient du cas de l’esclavage volontaire, qu’il faudrait accepter selon ce principe puisqu’il ne cause des torts qu’à soi-même. Je n’entrerai évidemment pas dans le détail de la discussion de ce cas. Disons seulement que les défenseurs du principe qui le trouvent embarrassant essaient de montrer qu’en réalité il cause aussi des torts à autrui en instaurant une incertitude générale sur le statut de l’esclavage involontaire.
En faveur du principe dans sa forme simple, on peut dire que, bien que son contenu soit insuffisamment déterminé, il sert de point fixe dans toutes sortes de débats politiques et moraux. A propos de l’usage des drogues, de la consommation de la pornographie, de la soi-disant proximité sexuelle, de la prostitution, ou même du port du voile, la distinction entre causer des torts à autrui et causer des torts à soi-même est constamment invoquée. Ceux qui désapprouvent ces comportements ont tendance à exagérer l’étendue des torts causés à autrui et ceux qui ne les désapprouve pas à les minimiser. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne se servent pas du principe dans le débat.
On pourrait m’objecter pour finir, que le principe d’éviter de causer des torts à autrui est en conflit avec le principe de neutralité à l’égard des conceptions du bien personnel puisqu’il peut signifier : « il est moral d’éviter de porter atteinte aux intérêts, besoins, désirs fondamentaux d’autrui ». Ma réponse sera que ce que le principe nous demande, c’est précisément d’établir une différence morale entre causer des torts à autrui et se causer des torts à soi-même indépendante des atteintes aux bien psychologiques ou physique et sans rapport avec leur ampleur. Il se pourrait que, du point de vue psychologique ou physique, les torts que je me cause à moi-même soient supérieurs à ceux que je cause à autrui, mais ils n’auront pas de poids moral pour autant.
Un éclairage que j’espère compréhensible sur certaines préoccupations moralo – prohibitionnistes qui peuvent survenir ici et ailleurs.