Un article excellentissime !
<b>« Un stupéfiant fétichisme »</b>
Arguments éthiques en faveur de la liberté thérapeutique
http://www.drop-in.ch/fetichisme.html
par <a href="http://www.fp.ulaval.ca/fp/personnel_details_profs.asp?id=189" target="_blank"> Mark Hunyadi</a>
Docteur en philosophie, maître-assistant à l'Université de Genève, chercheur au C.N.R.S. (Paris)
<b>1. Un problème au seuil du problème</b>
Ce n'est qu'avec circonspection et prudence que le philosophe éthicien peut s'aventurer sur un terrain aussi chargé que celui des questions liées à la drogue, et ce pour au moins deux raisons. D'une part, puisqu'il est éthicien, il n'est pas clinicien, et sa parole est pour ainsi dire délestée du poids de l'action et de l'expérience, de même que ses réflexions sont dégagées du poids de la décision à prendre. Cela l'oblige en tout état de cause à une absolue modestie, cela l'oblige aussi à ne jamais perdre de vue que son éventuelle contribution ne peut valoir que comme un point de vue possible au sein d'un champ argumentatif qui en comprend nécessairement beaucoup d'autres.
Mais une deuxième raison, plus profonde, engage à l'extrême prudence. C'est qu'il est extrêmement difficile, même pour l'éthicien supposé professionnel, d'identifier ce qu'est ou ce que sont exactement le ou les problèmes éthiques spécifiquement liés aux toxico-dépendances. En d'autres termes, on se trouve en difficulté au moment même où l'on pose le problème. Par exemple, on peut classiquement définir la problématique éthique liée à la drogue - comme le fait un article du tout récent Dictionnaire de philosophie morale , aux PUF - comme étant constitué par un conflit d'intérêts entre les trois sommets d'un triangle dont l'un représenterait la liberté individuelle, le deuxième le maintien constitutionnellement garanti de l'ordre public par l'Etat et le troisième les impératifs de santé publique qui incombent à ce même Etat. C'est là, assurément, une manière suggestive de poser le problème, et elle correspond bien à nos intuitions de citoyens.
Mais il me semble que toute suggestive qu'elle soit, cette élégante présentation d'une tension entre trois points de vue concurrents passe néanmoins à côté d'une des dimensions essentielle dans laquelle se noue le problème éthique lié à la drogue, à savoir la souffrance des sujets toxico-dépendants, non seulement la souffrance dont témoigne leur toxicomanie elle-même - ce à quoi les modèles psychanalytiques nous ont habitué à prêter attention -, mais encore la souffrance bien réelle qu'ils endurent à cause de leur toxicomanie telle qu'ils la vivent dans le présent - une dimension de la souffrance à laquelle les modèles psychanalytiques sont certainement plus sourds.
En plaçant d'emblée le problème éthique lié à la drogue sous le signe d'un conflit de droits fondamentaux, comme on le fait classiquement, on perd d'entrée de jeu cette dimension concrète de la souffrance qui est pour ainsi dire le milieu où se joue la relation complexe entre la demande du sujet toxicomane et la réponse thérapeutique possible du médecin. Si cette souffrance est le milieu de la relation patient-médecin, elle est aussi le lieu d'une problématique éthique que le droit ne peut, me semble-t-il, feindre d' ignorer. Et effectivement, c'est bien cette souffrance qui, à un titre ou à un autre, de près ou de loin, incite à tenter des expériences telles celles qui nous occupent aujourd'hui.
Il y a ainsi un problème au seuil même du problème: en quels termes simplement identifier le problème éthique lié à la toxicomanie en général, à la prescription médicale d'héroïne en particulier?
<b>2. Le salut, ou rien</b>
Je ne veux pas me dérober à cette question, mais je ne veux pas non plus me contenter de disserter sur de rassurantes généralités. J'aimerais envisager le problème radicalement - c'est-à-dire à la racine -, et poser la question suivante: pourquoi l'absorption de drogues pose-t-elle des questions éthiques? La réponse est à la fois simple et lourde de conséquences: cette absorption pose des questions éthiques dans la mesure même où les drogues que l'on absorbe sont interdites. Cette réponse est simple, parce que d'une certaine manière, elle tombe sous le sens: si telle drogue n'était pas interdite, son absorption ne poserait évidemment aucun problème moral, pas plus en tout cas que n'en pose a priori la relation à l'usage récréatif de tout autre substance, alcool ou nicotine. Mais cette réponse en apparence triviale est lourde de conséquences, dans la mesure même où elle renvoie inévitablement à la question suivante: pourquoi telle drogue est-elle interdite? En formulant la question dans cette simplicité, on se donne aussi la possibilité de fournir des réponses claires à cette même question.
<b>Deux positions de principe</b>
On voit ainsi deux positions de principe s'affronter: la première dit en gros que telle drogue est interdite parce qu'elle est un mal, la deuxième dit, tout aussi schématiquement, que la drogue est un mal parce qu'elle est interdite.
La première - "la drogue est interdite parce qu'elle est un mal" - est apparemment la plus profonde, parce qu'elle se réfère implicitement à un ordre des choses secret, enfoui, à une frontière non dite mais bien réelle entre ce qui est bon d'un côté, ce qui est mal de l'autre; à un principe naturel sous-terrain qui ordonne le cours du monde, et dont on ne percevrait que les symptômes les plus apparents, sous la forme de ce que nous savons confusément être le bien ou le mal. Il adhère à cette vision des choses un quelque chose de théologique ou de métaphysique qui lui confère une sorte de dignité particulière. Ses défenseurs peuvent ainsi affirmer avec l'aplomb des grandes certitudes que puisque la drogue est un mal, il faut tout naturellement l'interdire; l'ordre social se conformera ainsi à l'ordre naturel des choses.
En réalité, je pense que contrairement à l'apparence, loin d'être profonde, cette vision des choses est très naïve, et procède d'une illusion projective dont sont coutumières les pensées théologiques. Il s'agit d'attribuer les caractéristiques du mal à une entité qu'on situe hors de soi; on explique alors le mal par le mal, un peu comme on explique le mal par le Diable, ou le pouvoir somnifère de l'opium par sa vertu dormitive... Autant dire qu'on n'explique rien, et qu'on baigne en pleine tautologie.
L'autre position - "la drogue est un mal parce qu'elle est interdite" - est à la fois beaucoup plus profonde et, me semble-t-il, plus proche de la réalité. Elle permettra aussi, ultimement, je crois, de dédramatiser le débat entre la répression, la maintenance sous méthadone ou la distribution d'héroïne. Pourquoi est-elle plus profonde? Parce qu'elle oblige à briser la tautologie indiquée à l'instant, et nous contraint à nous interroger sur les motifs réels qui poussent à l'interdiction de telle ou telle drogue. Si en soi aucune chose n'est mauvaise, il faut avoir des motifs, affirmés ou secrets, conscients ou inconscients, pour l'interdire. Si l'on admet en effet que la drogue n'est pas un mal en soi, qu'elle ne rassemble pas en elle les caractéristiques du "mal", si l'on admet donc qu'elle n'est pas intrinsèquement mauvaise, mauvaise par nature, mais au contraire qu'elle est toujours considérée comme mauvaise, c'est-à-dire relativement à certains buts ou à certaines valeurs, relativement à certaines visions de l'homme ou de la société, alors nous pouvons nous interroger librement sur le pourquoi de telles interdictions: qu'est-ce qui, fondamentalement, les motive? Quelle est leur raison d'être? Leur bien-fondé?
<b>L'une est tolérée, l'autre pas</b>
On imagine aisément qu'il n'y a pas de réponse simple ni univoque à ce genre de questions. Ce n'est toutefois pas une raison pour ne pas tenter une hypothèse. On ne peut ainsi pas ne pas être frappé par la différence de traitement, sous nos latitudes, entre l'alcool et ce qu'on appelle communément les drogues. Pour justifier l'extrême tolérance dont jouit la consommation d'alcool par rapport à celle de la drogue - alors même que les statisticiens montrent aisément chiffres à l'appui que les dégâts sociaux liés directement ou indirectement à l'alcool sont infiniment plus grands que ceux provoqués par la drogue -, pour justifier cette extrême tolérance donc, on invoque souvent les taxes importantes que perçoit l'Etat sur la vente d'alcool; l'Etat n'aurait pas intérêt à dissuader énergiquement de la consommation d'alcool, étant donné le profit substantiel qu'il y trouve. C'est là toutefois, on en conviendra, une vision très superficielle des choses: car s'il est certain que l'Etat trouve une source de profit non négligeable dans la consommation d'alcool de ses citoyens, le problème fondamental demeure, celui de savoir pourquoi c'est l'alcool - plutôt qu'un autre produit - qui est ainsi étatiquement favorisé; le fait que l'alcool ait une place si officielle dans les comptes nationaux n'est que le symptôme, et non la cause, de la valorisation dont il est l'objet. Il reste toujours à expliquer pourquoi c'est l'alcool qui fait l'objet de tant de sollicitude, et non, par exemple, la drogue.
<b>L'alcool lie, la drogue délie, dit-on</b>
L'hypothèse, la voici - et c'est elle qui me mettra sur les rails de ma thèse elle-même: si la drogue a réussi à rassembler contre elle un consensus encore tenace dans la population, c'est que dans une société comme la nôtre, fondée réellement sur l'échange et le commerce entre les individus, et fondée symboliquement sur le contrat social, qui fondamentalement suppose la communication entre égaux - communication économique sous forme de l'échange marchand, communication politique sous forme de participation à la formation de la volonté politique, ou communication sociale sous forme d'interactions directes entre membres d'une même société; dans une telle société donc, pour qui la communication entre cosociétaires a une valeur absolument fondatrice, la drogue représente la menace suprême, c'est-à-dire la dissolution du lien social et de sa valeur fondatrice, la communication. Alors que l'alcool est perçu comme désinhibiteur et en cela fondamentalement tourné vers autrui, favorisant donc la socialité, la drogue signifie rupture du lien social et menace pour la communication sous toutes ses formes. Alors que l'alcool lie, la drogue délie - telle est en tout cas la perception qu'on en a, fort éloignée évidemment, comme il se doit dans un système de représentations sociales, de la réalité de l'alcoolisme par exemple. Mais ce qui importe ici, ce n'est précisément pas la réalité, mais la représentation sociale (qui est bien souvent un déni de réalité), et la manière dont elle se traduit juridiquement.
C'est à cause de cette différence de perception dans les dangerosités respectives de l'alcool et des drogues que le législateur peut faire valoir, en toute sérénité, pour l'alcool, une distinction entre usage, abus et dépendance, distinction que l'on se refuse obstinément d'appliquer aux drogues. Cette sérénité n'est pas de mise pour les drogues, parce que leur usage est censé inévitablement conduire à l'abus: la menace permanente, diffuse et obsédante, est celle de l'inévitable dépendance pathologique. On évacue par là, contre l'évidence des faits, tous ces cas de consommateurs (y compris d'héroïne) ni dépendants, ni marginalisés. Mais on peut comprendre pourquoi la drogue apparaît ainsi comme une pente glissante, une pente très raide et très glissante: dans une société ultimement fondée sur la communication entre les personnes, l'échange des marchandises, la circulation des informations, dans une telle société donc, le repli sur soi et la fusion (l'inverse même de la communication!) avec un produit dont on devient présomptivement toujours l'esclave représente l'intolérable même, une sorte d'image en négatif de soi-même - la figure même du mal.
Cette distinction latente, mais bien réelle, entre un produit - l'alcool - qui et fondamentalement conforme aux principes réels et symboliques sur lesquels repose notre société, puisqu'il est censé favoriser la communication, et un autre - la drogue - qui, secrètement, menace ces mêmes principes, cette distinction est au centre me semble-t-il des hantises irrationnelles qui se cristallisent autour de la drogue. On en trouve peut-être une confirmation indirecte lorsque l'on constate aujourd'hui la large diffusion des psychotropes en tout genre, et en particulier de ce que l'on appelle les "antalgiques de l'humeur", tel le fameux Prozac, anti-dépresseur apparemment sans danger pour soi ou pour autrui. Là encore, dans une société où l'inhibition, l'absence d'assurance sous toutes ses formes est un obstacle à l'intégration sociale, l'apparition d'un tel produit désinhibiteur apparemment dépourvu d'effets secondaires est une véritable aubaine sociale; elle accomplirait le rêve d'une société fluidifiée, communicationnelle et ouateuse, où chacun serait protégé contre les duretés d'une réalité sociale qui a, précisément, si peu su réaliser la promesse de transparence et de communication qui pourtant la fonde. De tels antalgiques de l'humeur accompliraient le rêve de cette société, en permettant de supporter la réalité qui, justement, dément ce rêve jour après jour; mais à la différence des drogues dont nous parlons, ils le font, si l'on ose dire, en caressant la société dans le sens du poil, ce qui explique que nul ne songe à les interdire, en tout cas pour des raisons morales...
<b>Les fétichistes de la loi</b>
De tels aperçus nécessitent bien sûr confirmation empirique, attestation historique et nuances conceptuelles. Mais quelles que soient les modulations que l'on apporte à ce point de vue, elles devraient à mon sens toutes mettre en évidence ceci: l'interdiction qui pèse sur tel ou tel produit est toujours une construction sociale, et à ce titre puissamment, mais le plus souvent secrètement, motivé par les représentations les plus profondes que l'on a de la société, de ce qu'elle est et surtout de ce que l'on voudrait qu'elle soit. L'interdit, tout interdit en général, est une construction sociale qui révèle en creux, par la négative, l'imaginaire sur lequel repose la société. Face à cela, les fétichistes de la loi tiennent au contraire que toute prohibition a un fondement naturel, en l'occurrence le mal intrinsèque que représente la drogue. Le fétichisme, c'est cela: prendre pour naturel ce qui est au contraire le fruit d'une élaboration sociale, prendre pour naturellement donné ce qui est au contraire le résultat d'une construction historique et culturelle.
Que l'interdit soit une construction sociale, on en a la preuve éclatante lorsque l'on apprend que d'un point de vue pharmacologique, héroïne et morphine sont des produits identiques. On accordera que c'est là une vérité qui ne court pas les rues, tant il est vrai qu'au niveau des représentations du sens commun, la morphine est associée à l'apaisement de la douleur, et se trouve donc de ce point de vue, dans le contexte de son usage médical, connotée positivement, alors que l'héroïne est, elle, associée à la criminalité, à la marginalité et à la déchéance sociale. Comment ne pas conclure que la frontière entre le licite et l'illicite, l'acceptable et l'inacceptable, est une invention de la société qui, au gré de ses intérêts et aspirations, secrètes ou non, stigmatise un produit, et valorise l'autre? On sait par exemple qu'en Angleterre, l'héroïne reste un opiacé légal dans son usage thérapeutique...
Quand on dit donc, à mon sens à juste titre, que telle drogue est un mal parce qu'elle est interdite, - et non l'inverse -, c'est fondamentalement cela qu'on veut dire: ce n'est pas le produit en lui-même qui est un mal, on le constitue en mal au contraire, et ce au gré des représentations, conscientes ou inconscientes, que l'on a de soi-même, tant individuelles que collectives. En ce sens, la prohibition a une signification fondamentalement auto-justificatrice: en prohibant ce qui menace l'image d'elle-même, la collectivité renforce ou croit renforcer cette image.
<b>Le schéma de la kénose</b>
A dire vrai, je ne peux plus entendre aujourd'hui les discours répressionnistes en matière de drogue sans penser immanquablement à ce que philosophes et théologiens appellent la kénose ou le schéma de la kénose, et qui caractérise à mon sens bien plus qu'un simple fait de culture - c'est une véritable structure mentale qui imprègne toute notre tradition. De quoi s'agit-il? Il s'agit d'un schéma permanent dans notre culture, schéma qui prône la purification par le mal, ou la rémission par le mal. C'est ce qu'en termes laïques on peut appeler la politique du pire: il faut exacerber le mal pour qu'enfin le bien puisse advenir. De même que le Christ a dû se dépouiller des attributs de la divinité jusqu'à se faire mettre en croix pour pouvoir ressusciter; de même que chez Marx, le prolétariat doit atteindre le fond de la misère et de la déréliction pour que puisse advenir la révolution rédemptrice et l'émancipation totale de l'Homme, eh, bien, de même, j'ai l'impression qu'à travers le discours répressif, on veut acculer nos toxicomanes à la déchéance, les maintenir dans plus de misère et de souffrances pour que puisse advenir pour eux la seule forme de salut,l'abstinence. Comme dans la kénose christique, comme dans la kénose prolétarienne, c'est le salut, la rédemption, ou rien.
Mais cette vision kénotique n'est pas seulement celle des prohibitionnistes militants, elle est, plus simplement, celle des lois suisses sur les stupéfiants; de l'aveu même d'un juriste, "cette réglementation a pour origine l'idée d'abstinence et pour objectif une société qui serait, dans la mesure du possible, exempte de drogues".
On sait pourtant depuis longtemps que non seulement la répression n'a aucun effet thérapeutique, mais qu'elle est socialement contre-productive, en induisant la criminalité, et en stigmatisant toujours davantage ses victimes. En outre, au niveau international, la preuve n'est plus à faire de la faillite complète de toutes les politiques anti-drogues menée sous la houlette des Etats-Unis; pour s'en convaincre définitivement, il suffit de lire un magistral petit ouvrage intitulé Drogue, la guerre chimérique, qui en moins de 150 pages dresse un inventaire cinglant des effets pervers dévastateurs des politiques prohibitionnistes . Même constat dans l'excellente dernière édition de l'Atlas mondial des drogues publié par l'Observatoire géopolitique des drogues . Ces mêmes effets pervers s'observent, je l'ai dit, à l'intérieur de chaque société, où les politiques répressives induisent directement ou indirectement une criminalité et une marginalisation dont elles sont immédiatement responsables. Ainsi aux Etats-Unis, seul 6,8 % des délits étaient liés à la drogue en 1980, alors que ce chiffre est passé à 30,5% en 1993. Entre-temps, le Président Reagan avait mené sa "guerre àla drogue", qui en fait se réduisait à une vaine escalade de la répression.