Par Hakim Bey (Traduction Aligator427)
En tant qu'écrivain, je suis à la fois peiné et déprimé par l'impression que « média dissident » est devenu une contradiction dans les termes, une impossibilité. Non pas toutefois en raison d'un triomphe de la censure, mais plutôt du contraire. Il n'y a plus aucune censure réelle dans notre société, comme le montre Chomsky. Paradoxalement la suppression de la dissidence est plutôt atteinte à travers la capacité qu'ont les médias à absorber (ou « coopter ») toute dissidence comme image.
Une fois traitée comme un bien de consommation, toute rébellion est réduite à l'image de la rébellion, d'abord comme spectacle, puis finalement comme simulacre. (Voir Debord, Baudrillard, etc.) Plus la dissidence est efficace en tant qu'art (ou « discours »), et plus elle devient inoffensive, une fois réduite au statut de marchandise. Dans le monde du Capital Mondial, où tous les médias servent collectivement de miroir parfait au Capital, nous ne sommes plus capables que de reconnaître une Représentation globale ou un imaginaire universel, universellement digéré par le truchement des médias, sans marge ni au-delà. Toute image a subi la Délimitation, et au final il semble que tout art soit rendu inoffensif dans le domaine social. En définitive, nous ne pouvons plus désormais tabler sur l'existence d'un « domaine social ». Toutes les relations humaines peuvent – et sont – exprimées en termes marchands.
Dans ce contexte, il semblerait que la « réforme » soit devenue impossible, puisque toutes les améliorations partielles de la société seraient aussitôt transformées (par le même processus paradoxal qui établit l'image globale) en moyens de renfort et d'augmentation du pouvoir de la marchandise. Par exemple, « réforme » et « démocratie » sont devenus des termes codés pour imposer par la force des relations commerciales aux ex-pays du Second et Tiers Monde. « Liberté » signifie liberté des entreprises et non des sociétés humaines.
De ce point de vue, j'ai de graves réserves au sujet du programme de réforme des tenants de la lutte anti-drogue et des partisans de la légalisation. J'irais même jusqu'à dire que je suis « contre la légalisation ».
Inutile d'ajouter là que je considère la Guerre à la Drogue comme une abomination, et que je revendiquerais une amnistie immédiate et inconditionnelle pour tous les « prisonniers de conscience » - si j'avais le moindre pouvoir pour revendiquer quoi que ce soit. Mais dans un monde où toute réforme peut instantanément être changée en nouveau moyen de contrôle, conformément au « paradoxe » esquissé dans les paragraphes précédents, cela n'a aucun sens de continuer à réclamer la légalisation simplement parce que cela semble rationnel et humain.
Par exemple, envisageons ce qui pourrait résulter de la légalisation de la « marijuana médicale » - manifestement la volonté des habitants d'au moins six Etats des USA. L'herbe tomberait aussitôt sous le coup de nouvelles règlementations émanant d'« En-Haut » (l'AMA, les tribunaux, compagnies d'assurances, etc.). Monsanto déposerait probablement le brevet de l'ADN et deviendrait détenteur de la « propriété intellectuelle » de la structure génétique de la plante. Les lois à l'encontre de la marijuana illégale pour des « usages récréatifs » seraient vraisemblablement durcies. Les fumeurs seraient considérés (par la loi) comme « malades ». En tant que bien de consommation banalisé, le Cannabis serait rapidement dénaturé comme d'autres psychotropes légaux tels que le café, le tabac ou le chocolat.
Terence McKenna a mis en évidence une fois que toute recherche utile en matière de psychotropes est essentiellement conduite illégalement et est souvent largement financée par des mouvements clandestins. La légalisation permettrait un contrôle renforcé des sphères dirigeantes sur toutes les recherches au sujet de la drogue. Les précieuses contributions émanant des milieux underground qui se consacrent aux enthéogènes diminueraient probablement, voire se tariraient complètement. Terence a suggéré de cesser de perdre du temps et de gaspiller de l'énergie à réclamer aux autorités la permission de faire ce que nous faisons déjà, et de simplement continuer.
Oui, la Guerre à la Drogue est à la fois nocive et irrationnelle. N'oublions pas toutefois, que vue sous l'angle de l'activité économique, la Guerre prend véritablement un sens. Je ne vais pas ici encore mentionner la florissante « industrie pénitentiaire », les budgets gonflés de la police et du renseignement, ou les intérêts des cartels pharmaceutiques. Les économistes estiment qu'environ 10% du capital en circulation dans le monde est de « l'argent gris », provenant d'activités illégales (en grande partie du commerce de la drogue et des armes). Cette zone grise tient en fait lieu de frontière flottante au Capital Global lui-même, de petite vague qui précède la grosse et lui tient lieu de « sens de l'orientation ». (Par exemple l'argent gris ou capital « offshore » est toujours le premier à migrer des marchés déprimés vers les marchés porteurs.) « La guerre est la santé de l'Etat », comme l'a déclaré un jour Randolph Bourne – mais la guerre n'est plus aussi lucrative que du temps des butins, tributs, et du commerce d'esclaves. La guerre économique tend à la remplacer et la Guerre à la Drogue est une « pure » forme de guerre économique. Puisque l'Etat Néo-Libéral a laissé tant de pouvoir aux entreprises et aux « marchés » depuis 1989, il est même peut-être plus judicieux de déclarer que la Guerre aux Drogues fonde la « santé » du Capital même.
De ce point de vue, réforme et légalisation seraient clairement condamnées à l'échec pour de profondes raisons « infrastructurelles », et en conséquence toute agitation pour la réforme constituerait un gaspillage d'énergie – la tragédie d'un idéalisme mal orienté. Le Capitalisme mondial ne peut être « réformé » car toute réforme est déformée quand l'entière structure est elle-même par essence biaisée. L'agitation en faveur de la réforme est tolérée dans la mesure où elle donne l'image d'une liberté d'expression et d'une dissidence autorisée, mais la réforme proprement dite n'est jamais permise. Les Anarchistes et les Marxistes avaient raison de soutenir que l'organisation elle-même devait être changée, et pas seulement ses caractéristiques secondaires. Malheureusement le « mouvement social » semble avoir échoué et jusqu'à ses propres structures internes doivent désormais être « réinventées » quasiment de zéro. La Guerre aux Drogues va continuer. Peut-être que nous devrions envisager comment nous conduire en guerriers plutôt qu'en réformistes. Nietzsche dit quelque part qu'il n'éprouve aucun intérêt à renverser la stupidité de la loi, car une telle réforme ne laisserait plus rien à accomplir à « l'esprit libre » - rien à « dépasser ». Je n'irais pas jusqu'à recommander une attitude aussi « immorale » et catégoriquement existentialiste. Mais je pense que nous pourrions faire avec une dose de stoïcisme.
Au-delà ou à côté des considérations économiques, la prohibition des psychotropes (du moins certains) peut aussi être envisagée d’un point de vue « chamanique ». Le Capital mondialisé et la Représentation universelle semblent capables d’absorber n’importe quel « au-delà » et de le transformer en espace de marchandisation et de contrôle. Mais d’une certaine manière, pour d’étranges raisons, le Capitalisme semble incapable ou peu disposé à absorber la dimension enthéogène. Il persiste à faire la guerre aux substances qui altèrent ou modifient la conscience plutôt que d’essayer de « co-opter » et d’hégémoniser leur puissance.
En d’autres termes il apparaîtrait qu’une sorte de pouvoir authentique est en jeu ici. Le Capital Mondial réagit à ce pouvoir avec la même stratégie basique que l’Inquisition : en essayant de le supprimer depuis l’extérieur plutôt qu’en tentant de le contrôler de l’intérieur. (Le « Projet MKULTRA » fut la tentative secrète du gouvernement pour s’introduire dans l’univers occulte du psychotropisme – tentative qui s'est soldée par un misérable échec.) Dans un monde qui a aboli « l’Au-delà » par la victoire de l’Image, il semble qu’en définitive un « au-delà » persiste néanmoins. Le Pouvoir établi ne peut le gérer que comme une émanation de l’inconscient, c'est-à-dire par la suppression plutôt que par la réalisation. Mais cela laisse ouverte la possibilité que ceux qui essaient d’atteindre la « connaissance immédiate » de ce pouvoir puissent peut-être véritablement l'utiliser et s'en servir. Si le « néo-chamanisme enthéogène » (ou comme vous voulez le désigner) ne peut pas être trahi et absorbé par l'industrie de l’Image, alors nous pouvons faire l’hypothèse qu’il représente un authentique Autre, une alternative viable au « monde unique » du Capital triomphant. C’est (ou cela pourrait être) notre source de pouvoir.
La « Magie de l’Etat » (comme l’appelle M. Taussig), qui est aussi la magie du Capital, réside dans le contrôle social à travers la manipulation des symboles. Ce but est atteint par l'entremise des médias, y-compris celle de l’ultime médium, l’argent comme texte hiéroglyphique, l’argent comme pure Imagination, comme « fiction sociale » ou hallucination de masse. Cette illusion réelle a pris la place à la fois de religion et d’idéologie comme sources délirantes de pouvoir social. Ce pouvoir possède donc (ou est possédé par) un but secret ; que toute relation humaine soit définie selon cette médiation hiéroglyphique, cette « magie ». Mais le néo-chamanisme propose en toute sincérité qu'une autre magie existe peut-être, un mode de conscience efficace qui ne peut pas être soumis par le symbole de la marchandise. S'il en était ainsi, cela aiderait à comprendre pourquoi l'Image semble incapable ou peu disposée à gérer « rationnellement » le « problème des drogues ». En réalité, une analyse magique de pouvoir devrait ce dégager de l'observation de cette incompatibilité radicale entre Imaginaire Mondial et conscience chamanique.
En pareil cas, en quoi pourrait consister notre pouvoir en termes pratiques et empiriques ? Je suis loin de suggérer que « gagner » La Guerre aux Drogue serait de quelque manière que ce soit La Révolution - ou même que ce « pouvoir chamanique » pourrait remettre en cause la magie de l'Etat d'une manière stratégique. Toutefois la simple existence de l'enthéogénisme comme véritable différence – dans un monde où la vraie différence est niée – indique la validité historique d'un Autre, d'un authentique Au-Delà. Dans l'éventualité (improbable) de la légalisation, cet Au-Delà serait fissuré, pénétré, colonisé, trahi et transformé en pure simulation. Une source majeure d'initiation, toujours accessible dans un monde apparemment dénué de mystère et de libre-arbitre, serait dissoute dans une vaine représentation, un pseudo-rite de passage inclus dans la délimitation de l'Image, hors du temps et de l'espace. En bref, nous aurions sacrifié notre pouvoir potentiel pour l'ersatz de la réforme de la légalisation, et ne n'aurions rien gagné de plus que le simulacre de la tolérance, au détriment du triomphe du Contrôle.
Encore une fois : je n'ai aucune idée de ce que notre stratégie devrait être. Je crois seulement que le temps est venu d'admettre qu'une tactique de simple opportunisme ne peut plus nous suffire à l'avenir. La catégorie des « dissidents autorisés » est devenue une coquille vide, et la réforme [de la loi] une étiquette pour la récupération. Plus nous luttons en « leurs » termes plus nous perdons. Le mouvement pour la légalisation de la drogue n'a jamais remporté la moindre bataille. Pas en Amérique du moins – et l'Amérique est « l'unique superpouvoir » du Capital Mondial. Nous nous flattons de notre statut de hors-la-loi en tant qu'exclus ou marginaux, qu'ontologues de la guérilla, pourquoi donc quêtons nous en permanence l'authenticité et la validation par les autorités (sous forme de « récompense » ou de « punition ») ? Quel bien cela nous ferait, si on nous accordait ce statut, cette « légalité » ?
Le mouvement de Réforme a défendu la véritable rationalité et a invoqué les vraies valeurs humaines. Respect à ceux qui le méritent. Etant donné le profond échec du mouvement toutefois, n'est-il pas temps de dire quelques mots en faveur de l'irrationnel et de l'irréductible sauvagerie du chamanisne, et même un seul mot pour les valeurs du combattant ? « Pas la paix, mais un glaive. »
Source : Against Legalization by Hakim Bey