Métro, boulot, dopage

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Métro, boulot, dopage

Messagepar daniel » 21 Jan 2013, 04:06

Pubdate: 24/6/06
Source: Le Monde
Copyright: © Le Monde
Website: http://www.lemonde.fr
URL:http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element/0,40-0@2-3224,50-787687,0.html


Entretien avec le Dr Michel Hautefeuille (Marmottan).


Métro, boulot, dopage

LE MONDE | 24.06.06 | 14h30 * Mis à jour le 24.06.06 | 14h30

L'essor d'Internet va-t-il "démocratiser" l'accès aux produits
psychoactifs, hallucinogènes, stimulants ?

Bien sûr. Internet va accentuer la diffusion mondiale de ces produits.
Déjà, hormis la cocaïne et l'héroïne, vous pouvez quasiment tout vous faire
livrer en France en quarante-huit heures grâce à Internet : médicaments
licites, illicites, champignons hallucinogènes, graines de toute nature...


Comment voyez-vous évoluer l'utilisation de ces molécules ?

Je pense que leur utilisation va être exponentielle. C'est pourquoi
j'évoque dans mon livre l'idée de l'"Homo syntheticus", une caricature des
tendances actuelles : quelqu'un pharmacologiquement programmé, et pour
lequel, à chaque moment de la journée, existerait un produit adapté.
Certaines personnes fonctionnent déjà comme cela. Elles se réveillent,
prennent leur cocktail vitaminé ou leurs anabolisants, puis des excitants
de plus longue durée, enfin, en rentrant le soir, quelque chose pour se
décontracter, puis pour dormir... Le lendemain, elles redémarrent. Cette
tendance a pris ancrage il y a quelques décennies, et il n'y a aucune
raison qu'elle s'arrête.

Ne s'agit-il pas d'usages marginaux ?

Le nombre de ces personnes, certes limité, est difficile à évaluer, car il
relève du chiffre noir implicite aux pratiques clandestines. Mais on
constate une tendance lourde, notamment dans le monde du travail. En
consultation à Marmottan, on voit de plus en plus de salariés sous
antidépresseurs et anxiolytiques, qui ont forcé les doses prescrites, avant
pour certains d'utiliser des amphétamines. On entre dans ce que j'appelle
le "dopage au quotidien" : comme les sportifs, ces salariés prennent des
produits pour rester dans la compétition. Un salarié gorgé de caféine haut
dosage ou d'excitant est performant, il assure. Tout le monde sait qu'un
certain nombre d'entre eux se chargent, mais tant que cela fonctionne, le
milieu professionnel ferme les yeux.

Comment expliquer cette évolution ?

Depuis les années 1980, le médicament a perdu son statut un peu magique et
sa référence directe à une maladie et à un traitement. Ce changement est
incarné par le Prozac, un antidépresseur devenu quasiment à la mode. On
sait aujourd'hui que le nombre d'utilisateurs de ces produits est bien
supérieur aux personnes cliniquement déprimées. Ce changement arrange bien
les laboratoires car de nouvelles formes de dépendance s'installent.

Cette évolution repose sur une triple logique : le premier axiome, c'est
qu'à tout tracas du quotidien correspond une réponse pharmacologique. Le
second, c'est que tout écart par rapport à la norme est considéré comme
pathologique parce que socialement inacceptable. Il est devenu
insupportable de côtoyer des personnes déprimées, colériques ou même en
deuil. Enfin, nous baignons dans une obligation de performance qui est une
exigence totale. Il faut être performant au boulot, dans sa vie sociale,
affective, sexuelle. Nous avons même une obligation de bonheur avec une
confusion entre le bonheur et les outils pour y accéder, ce qui explique
pour partie la frénésie de consommation actuelle.

Quelles vont être les prochaines molécules consommées ?

De nombreux laboratoires travaillent sur des produits de confort : des
molécules que pourrait prendre quelqu'un en bonne santé, juste pour
améliorer son vécu quotidien. Les prochains produits vont concerner le
maintien de la forme, la conservation de l'énergie, l'antivieillissement...
en relation avec l'exigence de performance.

Les pharmacologues devraient ensuite réussir à mettre sur le marché des
molécules efficaces sans entraîner d'effets secondaires, notamment en
termes de dépendance. Un exemple type est le Modafinil. Prescrit en France
contre la narcolepsie, il permet de rester vigilant pendant quarante-huit
heures d'affilée, sans effets secondaires et ni dépendance. Cette molécule
qui peut être achetée facilement sur Internet, est un produit rêvé pour
nombre d'activités sociales. Vu ses potentialités, pourrait-on imaginer, à
l'avenir, une compagnie d'assurances reprochant à un conducteur s'étant
endormi sur l'autoroute de ne pas avoir pris de Modafinil ?

Peut-on imaginer des usages nouveaux ?

Le domaine des drogues récréatives est en voie d'exploration. Certains
produits, comme les hallucinogènes de courte durée, existent déjà. Des
chimistes travaillent actuellement sur des produits qui créeraient des
illusions ou des modifications de la perception sans les deux défauts des
produits existants : des durées d'action longues comme le LSD, et des
effets secondaires, comme des retours hallucinatoires. Une molécule assez
ancienne, le DMT (diméthyltryptamine), appelé aussi hallucinogène de la
pause-déjeuner ou du businessman, donne des hallucinations à la demande,
sur trois quarts d'heure, une heure. On pourrait imaginer prendre ce type
de produit plutôt que d'aller au cinéma entre midi et deux.

Comment la société va-t-elle accepter cette évolution ?

Bonne ou mauvaise, cette tendance me semble inéluctable. La question est de
savoir quand et comment la société va en prendre acte. Nous sommes dans une
période intermédiaire où l'idée de médicament de confort fait son chemin,
ainsi que celle de l'aide pharmacologique au quotidien. Mais je dirais que
jusqu'ici la prise de produits reste utilitaire, donc moralement
justifiable, donc acceptable.

Le produit le plus addictogène au monde est le tabac, et celui qui fait le
plus de dégâts, l'alcool. Le caractère illicite des produits est très
arbitraire et n'a rien à voir avec la dangerosité réelle. Par contre, il
semble que ce qui rend un produit illicite, c'est-à-dire socialement
inaccepté, soit proportionnel à sa capacité à produire du plaisir. Nous
sommes encore très loin de la possibilité de libre usage de produits qui ne
créeraient que du plaisir. Même si toute une partie de la société de
consommation paraît en faire l'apologie.

propos recueillis par Laure Belot et Cécile Prieur

CHIFFRES

8,7 MILLIONS DE PERSONNES, SOIT 1 FRANÇAIS SUR 5 ENTRE 12 ET 75 ANS
, ont consommé un médicament psychotrope (anxiolytique, somnifère, ou

antidépresseur) en 2005. (Inpes, OFDT)

2 % DES FRANÇAIS DE 18 À 64 ANS ONT EXPÉRIMENTÉ L'ECSTASY EN 2005
, et 1,5 % les amphétamines. En dix ans,

cette proportion a plus que doublé

chez les 18-44 ans.

SUR INTERNET

Observatoires français et européens des drogues et des toxicomanies.

http://WWW.OFDT.FR
/

http://WWW.EMCDDA.ORG

À LIRE

Drogues à la carte, de Michel Hautefeuille ( Payot, 2002).

Drogues et dépendances, données essentielles, OFDT (La Découverte, 2005).

Article paru dans l'édition du 25.06.06
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