Le Sud, résidence d'été des jeunes sans domicile
Posté: 12 Aoû 2005, 16:13
Société
Des milliers de marginaux s'installent au soleil durant la saison estivale.
Le Sud, résidence d'été des jeunes sans domicile
Par Gilles WALLON
mardi 09 août 2005
Montpellier envoyé spécial
Il fait trop chaud pour l'instant. «C'est vers 16 heures qu'il faut commencer à faire la cheum», la manche. Dans la rue des Loges, haut lieu commercial du centre, les passants «commencent à donner en fin d'après-midi. Surtout quand t'es une fille, et que t'as un chien.» Le bâtard Mescal «le diminutif de mescaline» et le rottweiler Cévennes accompagneront donc Julie et Angel, 19 ans, treillis kaki pour l'une, sept piercings pour l'autre. Les deux copines de collège savent déjà qu'elles gagneront plus que Pascal. Lui, 20 ans, a durci son visage en se rasant la tête, épargnant trois petites touffes coiffées en pointe. Son ventre est couvert de cicatrices.
Nouveau punk. Ils sont plusieurs milliers en France comme ces trois-là, un peu plus nombreux chaque année. Look nouveau punk, ils errent l'été entre les grandes villes du Sud, passent la frontière espagnole ou italienne à l'occasion, guettent le prochain festival. Dans leur majorité, ils sont originaires de petites villes de province, ont découvert «la rue» pendant une fugue. Ils s'identifient, un peu, aux «travellers», ces voyageurs technophiles perpétuellement sur la route, dans un camion, à travers l'Europe. Mais leur terrain à eux est plus limité, et leur situation plus subie. Ils vivent leur précarité en sédentaires, dans les squats ou la rue, sauf l'été, où ils partent.
Ils se posent alors une semaine, font la manche avec leurs chiens (1). C'est aussi contre eux qu'ont été pris les arrêtés antimendicité. Pour eux, l'époque des petits travaux, des vendanges, est terminée. «C'est trop dur de trouver du taf sans connaître personne», constate Pascal. Les jeunes «zonards» partent sans projet de travail. Très jeunes, entre 16 et 25 ans, ils ont déjà enduré «des situations de vraie précarité», la rue, les centres d'hébergement. Le début de leur errance remonte souvent à une rupture familiale. «Ensuite, vers 25 ans, souvent, ils entrent dans d'autres réseaux, cherchent de nouvelles solutions», commente Jean Victoire-Feron, directeur du centre social l'Avitarelle, près de la gare de Montpellier. «On les retrouve en centres d'accueil. C'est difficile de vivre longtemps dans ce no man's land psychologique.»
Pour les jeunes errants, qui, avec les beaux jours, investissent la région, Montpellier s'impose vite. Selon un travailleur social, ils seraient entre dix et vingt à y arriver tous les jours de l'été. Grégory Pellerei, éducateur et médiateur de rue, ne s'en étonne pas. «Cette ville reste un gros centre d'infos pour les différentes teufs et les festivals organisés dans la région. Une grande zone d'échanges de drogue, aussi.»
Comme les autres grandes «villes de vacances», Montpellier est un point d'ancrage. «On n'en pouvait plus de Paris. On voulait du soleil. Une ville plus petite où on croiserait un peu les mêmes têtes. Ici, les gens prennent leur temps,» expliquent Julie et Angel. Elles pensent rester un moment dans le Sud, «avant de remonter voir la famille, peut-être».
Pour la manche, l'après-midi, chaque groupe a son lieu favori. Mais tout part de la place de la Comédie, le centre névralgique où trônent l'opéra, les cafés, l'office du tourisme. La mairie PS a pourtant tenté de les évacuer de cette vitrine municipale, en autorisant récemment l'installation d'une terrasse de café sur l'esplanade de l'Opéra où, jusqu'à l'été dernier, ces jeunes squatteurs se retrouvaient par dizaines. L'arrêté antimendicité, repris chaque année depuis 1993, n'a pas plus d'effets. Les transhumants se sont éparpillés dans les rues alentour. Ceux qui n'ont pas de squats dorment dans les parcs, ou «sur des terrains.»
«Foutu dehors». Pour la plupart, le voyage s'est fait «à l'arrache», sans préméditation. Une simple envie suffit. C'est le cas d'Aurélien, 18 ans, apprenti pâtissier parisien, à la rue depuis un mois et demi. Sa mère l'a «foutu dehors» pour des histoires de cannabis. «J'ai passé un mois dans le XIIIe, puis le XIe. Je suis à Montpellier depuis deux semaines. Il y avait un train, je l'ai pris.» Quatre garçons l'accompagnaient. «On n'est plus que deux. Je sais pas où sont les autres.»
Les groupes se défont vite. D'autres se recréent aussi rapidement. «L'apparence de tribalité, la reconnaissance vestimentaire par exemple, joue encore un rôle important parmi les jeunes», poursuit Grégory Bellerei. Pour les «zonards», la solidarité s'arrête pourtant au-delà du binôme, du trinôme, du noyau dur de départ. Pascal l'a constaté. Avec ses copines, il squatte une maison abandonnée à l'ouest de la ville. «On y est à quatorze, en ce moment. Mais certains ne veulent rien foutre pour les tâches communes, comme la bouffe ou la défonce.» Comme la quasi-totalité des squatteurs, eux carburent aux mélanges alcool-médicaments. Les produits de substitution, peu coûteux et facilement accessibles, sont les plus prisés. Le Subutex en particulier. «Il met KO direct, il anesthésie complètement», raconte Grégory Pellerei.
Bons plans. A Montpellier, la durée du passage reste une donnée variable. Ceux qui viennent «faire le plein de bons plans et de produits» restent deux ou trois jours. Les autres partent souvent comme ils sont venus, sur un coup de tête. Mathieu et Claude, 17 et 24 ans, sont arrivés il y a trois jours. Ils arborent le look habituel, crête sur la tête, Doc Marten's aux pieds et chien à la main. «On est prêts à bouger. On attend que quelque chose se présente.» Comme presque tous les autres, Mathieu n'a pas de logement fixe à l'année, «seulement quelques plans à droite à gauche». Cet été, il aimerait faire «le même trajet que l'an dernier, de Marseille à Carcassonne. J'ai passé la frontière ensuite, nouvel an en Italie».
Emilie, c'est une autre histoire. Piercing à la joue, dreadlocks naissantes et tatouages au henné, cette Francilienne occupée à faire la manche vient de finir une année de Deug à Tolbiac. «Je suis une zonarde d'été, revendique-t-elle. La rue m'a toujours attirée. Et j'ai rencontré des gens géniaux. Il y a un vrai idéal de liberté», poursuit-elle, souriante.
Ces errants faussement précaires sont souvent rejetés par les autres routards. Ceux-ci, malgré de fréquentes manifestations de fierté, avouent en général bien vite qu'ils souhaiteraient une vie plus ordinaire. Les zonards d'été inquiètent les travailleurs sociaux. «A passer l'été dehors, ils peuvent penser que ce n'est pas si terrible, et continuer dans l'errance», craint Grégory Bellerei. «Il y a toujours une lune de miel avec la rue le premier été, avant la claque de l'hiver», ajoute Jean Victoire-Feron. Devant la Croix-Rouge, un punk en attente de petit-déjeuner ne dit pas autre chose. Sur son tee-shirt, il a écrit : «Demain, c'est aujourd'hui en pire.»
(1) Les Nomades du vide, François Chobeaux. La Découverte 2004.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=316237
Des milliers de marginaux s'installent au soleil durant la saison estivale.
Le Sud, résidence d'été des jeunes sans domicile
Par Gilles WALLON
mardi 09 août 2005
Montpellier envoyé spécial
Il fait trop chaud pour l'instant. «C'est vers 16 heures qu'il faut commencer à faire la cheum», la manche. Dans la rue des Loges, haut lieu commercial du centre, les passants «commencent à donner en fin d'après-midi. Surtout quand t'es une fille, et que t'as un chien.» Le bâtard Mescal «le diminutif de mescaline» et le rottweiler Cévennes accompagneront donc Julie et Angel, 19 ans, treillis kaki pour l'une, sept piercings pour l'autre. Les deux copines de collège savent déjà qu'elles gagneront plus que Pascal. Lui, 20 ans, a durci son visage en se rasant la tête, épargnant trois petites touffes coiffées en pointe. Son ventre est couvert de cicatrices.
Nouveau punk. Ils sont plusieurs milliers en France comme ces trois-là, un peu plus nombreux chaque année. Look nouveau punk, ils errent l'été entre les grandes villes du Sud, passent la frontière espagnole ou italienne à l'occasion, guettent le prochain festival. Dans leur majorité, ils sont originaires de petites villes de province, ont découvert «la rue» pendant une fugue. Ils s'identifient, un peu, aux «travellers», ces voyageurs technophiles perpétuellement sur la route, dans un camion, à travers l'Europe. Mais leur terrain à eux est plus limité, et leur situation plus subie. Ils vivent leur précarité en sédentaires, dans les squats ou la rue, sauf l'été, où ils partent.
Ils se posent alors une semaine, font la manche avec leurs chiens (1). C'est aussi contre eux qu'ont été pris les arrêtés antimendicité. Pour eux, l'époque des petits travaux, des vendanges, est terminée. «C'est trop dur de trouver du taf sans connaître personne», constate Pascal. Les jeunes «zonards» partent sans projet de travail. Très jeunes, entre 16 et 25 ans, ils ont déjà enduré «des situations de vraie précarité», la rue, les centres d'hébergement. Le début de leur errance remonte souvent à une rupture familiale. «Ensuite, vers 25 ans, souvent, ils entrent dans d'autres réseaux, cherchent de nouvelles solutions», commente Jean Victoire-Feron, directeur du centre social l'Avitarelle, près de la gare de Montpellier. «On les retrouve en centres d'accueil. C'est difficile de vivre longtemps dans ce no man's land psychologique.»
Pour les jeunes errants, qui, avec les beaux jours, investissent la région, Montpellier s'impose vite. Selon un travailleur social, ils seraient entre dix et vingt à y arriver tous les jours de l'été. Grégory Pellerei, éducateur et médiateur de rue, ne s'en étonne pas. «Cette ville reste un gros centre d'infos pour les différentes teufs et les festivals organisés dans la région. Une grande zone d'échanges de drogue, aussi.»
Comme les autres grandes «villes de vacances», Montpellier est un point d'ancrage. «On n'en pouvait plus de Paris. On voulait du soleil. Une ville plus petite où on croiserait un peu les mêmes têtes. Ici, les gens prennent leur temps,» expliquent Julie et Angel. Elles pensent rester un moment dans le Sud, «avant de remonter voir la famille, peut-être».
Pour la manche, l'après-midi, chaque groupe a son lieu favori. Mais tout part de la place de la Comédie, le centre névralgique où trônent l'opéra, les cafés, l'office du tourisme. La mairie PS a pourtant tenté de les évacuer de cette vitrine municipale, en autorisant récemment l'installation d'une terrasse de café sur l'esplanade de l'Opéra où, jusqu'à l'été dernier, ces jeunes squatteurs se retrouvaient par dizaines. L'arrêté antimendicité, repris chaque année depuis 1993, n'a pas plus d'effets. Les transhumants se sont éparpillés dans les rues alentour. Ceux qui n'ont pas de squats dorment dans les parcs, ou «sur des terrains.»
«Foutu dehors». Pour la plupart, le voyage s'est fait «à l'arrache», sans préméditation. Une simple envie suffit. C'est le cas d'Aurélien, 18 ans, apprenti pâtissier parisien, à la rue depuis un mois et demi. Sa mère l'a «foutu dehors» pour des histoires de cannabis. «J'ai passé un mois dans le XIIIe, puis le XIe. Je suis à Montpellier depuis deux semaines. Il y avait un train, je l'ai pris.» Quatre garçons l'accompagnaient. «On n'est plus que deux. Je sais pas où sont les autres.»
Les groupes se défont vite. D'autres se recréent aussi rapidement. «L'apparence de tribalité, la reconnaissance vestimentaire par exemple, joue encore un rôle important parmi les jeunes», poursuit Grégory Bellerei. Pour les «zonards», la solidarité s'arrête pourtant au-delà du binôme, du trinôme, du noyau dur de départ. Pascal l'a constaté. Avec ses copines, il squatte une maison abandonnée à l'ouest de la ville. «On y est à quatorze, en ce moment. Mais certains ne veulent rien foutre pour les tâches communes, comme la bouffe ou la défonce.» Comme la quasi-totalité des squatteurs, eux carburent aux mélanges alcool-médicaments. Les produits de substitution, peu coûteux et facilement accessibles, sont les plus prisés. Le Subutex en particulier. «Il met KO direct, il anesthésie complètement», raconte Grégory Pellerei.
Bons plans. A Montpellier, la durée du passage reste une donnée variable. Ceux qui viennent «faire le plein de bons plans et de produits» restent deux ou trois jours. Les autres partent souvent comme ils sont venus, sur un coup de tête. Mathieu et Claude, 17 et 24 ans, sont arrivés il y a trois jours. Ils arborent le look habituel, crête sur la tête, Doc Marten's aux pieds et chien à la main. «On est prêts à bouger. On attend que quelque chose se présente.» Comme presque tous les autres, Mathieu n'a pas de logement fixe à l'année, «seulement quelques plans à droite à gauche». Cet été, il aimerait faire «le même trajet que l'an dernier, de Marseille à Carcassonne. J'ai passé la frontière ensuite, nouvel an en Italie».
Emilie, c'est une autre histoire. Piercing à la joue, dreadlocks naissantes et tatouages au henné, cette Francilienne occupée à faire la manche vient de finir une année de Deug à Tolbiac. «Je suis une zonarde d'été, revendique-t-elle. La rue m'a toujours attirée. Et j'ai rencontré des gens géniaux. Il y a un vrai idéal de liberté», poursuit-elle, souriante.
Ces errants faussement précaires sont souvent rejetés par les autres routards. Ceux-ci, malgré de fréquentes manifestations de fierté, avouent en général bien vite qu'ils souhaiteraient une vie plus ordinaire. Les zonards d'été inquiètent les travailleurs sociaux. «A passer l'été dehors, ils peuvent penser que ce n'est pas si terrible, et continuer dans l'errance», craint Grégory Bellerei. «Il y a toujours une lune de miel avec la rue le premier été, avant la claque de l'hiver», ajoute Jean Victoire-Feron. Devant la Croix-Rouge, un punk en attente de petit-déjeuner ne dit pas autre chose. Sur son tee-shirt, il a écrit : «Demain, c'est aujourd'hui en pire.»
(1) Les Nomades du vide, François Chobeaux. La Découverte 2004.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=316237