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Le «cabannis», la règle et les applaudissements

MessagePosté: 21 Jan 2013, 03:54
par Anonymous
Le «cabannis», la règle et les applaudissements
Libération
Par Daniel SCHNEIDERMANN

vendredi 04 mars 2005





C'est l'histoire de deux nounours, en tournée de promotion le même
week-end. L'un chez Ardisson, l'autre chez Daphné Roulier. Ce sont deux
figures familières de la télévision. L'un (Alain de Greef, ancien directeur
des programmes du Canal + de l'âge d'or), est surtout connu par sa
marionnette. L'autre, Hervé Bourges, a occupé tous les postes possibles
(patron de TF1 alors publique, de France Télévisions, du Conseil supérieur
de l'audiovisuel). Tous deux s'ennuient un peu. Alors ils viennent faire
leur tour de piste pour qu'on ne les oublie pas.

Il y a plusieurs niveaux de lecture de cette exhibition concomitante.
D'abord, on se demande pourquoi ces deux poids lourds descendent dans
l'arène en même temps. Et autour d'un même débat : faut-il privatiser
France 2 ? Oui d'urgence, répond de Greef, pour créer une vraie concurrence
à TF1, et pour que la redevance puisse se répartir sur les seules France 3,
France 5 et Arte, qui seraient alors libérées de l'obligation des
ressources publicitaires. Surtout pas, réplique Bourges. La meilleure
concurrence à TF1, c'est de conserver une chaîne publique forte, surtout si
elle n'a pas démérité. Pourquoi ces deux livres en même temps sur ce débat
(1), alors que le gouvernement répète la main sur le coeur qu'il n'en est
pas question ? L'un est-il le contre-feu de l'autre, et lequel ? Qui, dans
l'ombre, tire les ficelles ? Y a-t-il un rapport avec la publication, ces
jours-ci, du rapport de la Cour des comptes, qui évoque «une redéfinition
du périmètre» de la télévision publique ? Ou bien faut-il n'y voir qu'une
double manoeuvre dans la perspective de la prochaine remise en jeu du
mandat du président de France Télévisions, qui promet, comme d'habitude,
dans la grande tradition française, une belle partie de billard à enjeux
masqués ?

En l'absence de réponse évidente à ces questions essentielles, reste à
scruter les plantigrades sous les sunlights. A détailler les visages de
deux authentiques auteurs de télévision. On dit souvent que les images de
télévision n'ont pas de véritable auteur, et c'est vrai. Ou plutôt, elles
en ont trop : l'animateur, le réalisateur, les monteurs, les chefs de régie
publicitaire, les acheteurs d'espace, les auteurs de sondages, les sondés,
les politiques (service public) ou les patrons (chaînes privées) qui ne
regardent jamais la télé mais conservent un oeil sur leur miroir (mon beau
miroir, que dit-on de ma télévision ?), l'autre sur les résultats. Certains
auteurs sont dans la lumière, la plupart dans l'ombre.

De Greef et Bourges furent des auteurs de la pénombre, de la coulisse
éclairée. Hommes de pouvoir, mais ne détestant pas descendre sur les
plateaux. Chacun arrive avec sa hotte, pleine de son bilan. Dans celle de
De Greef, les Guignols, les Nuls, les grands moments de Nulle Part
Ailleurs. Bourges revendique autre chose : davantage de minorités visibles
à l'antenne, les grandes productions culturelles du service public, un
certain génie du compromis entre des exigences schizophrènes. C'est pour
cela qu'il est intéressant de voir leurs coups de patte, leur manière
d'épouser le flux ou d'y résister, leurs timidités. Celle-ci, par exemple,
chez de Greef argumentant pour la privatisation de France 2 : «Imaginez si
TF1 tombait un jour dans les mains d'un Berlusconi à la française...»
Autrement dit, rien à redire sur la «boîte à cons» d'aujourd'hui. Ni sur
les cerveaux disponibles, ni sur la dictature de la Star Ac. Quant à
Bourges, sa partie est délicate. Il est venu chez Ardisson (il faut bien
vendre). Or, dans son livre, subtil et stimulant, il réserve un coup de
patte aux plaidoyers en boucle d'Ardisson en faveur de la dépénalisation du
cannabis. Dures phrases contre ceux qui, «progressivement écartés (...) de
la sphère commune ont de plus en plus tendance à croire que leurs habitudes
secrètes sont la norme publique».

Face à Ardisson pourtant, toute critique s'est évanouie. Bourges ne va pas
dire à Ardisson : «Vos habitudes secrètes, Thierry, ne sont pas la norme
publique.» Donc c'est Ardisson qui ouvre les hostilités : «Vous ne
m'épargnez pas.» Bourges, patelin : «Je dis que je vous aime beaucoup, et
que vous avez beaucoup de talent.» Ardisson : «Donnez-lui un coup à boire,
il dit du bien de moi.» Bourges : «...et comme je disais du bien de vous,
j'étais obligé de revenir sur...». Il bute sur le mot. Ardisson, lui venant
en aide : «Sur le cabannis !» Applaudissements. Ardisson : «Dans le
bouquin, là, Hervé m'allume sur le cabannis.» Bourges : «Non, je ne vous
allume pas. Je dis que quelqu'un comme vous, aussi intelligent, n'a pas à
faire la promotion d'un produit qui tue les gens.» Ardisson : «Il y a une
différence entre un petit pétard le soir avec des potes et les mômes qui
s'envoient de la skunk le matin avant de partir à l'école.» Fin de
l'échange. Autrement dit, pas de quoi se fâcher.

Le discours d'apologie du cannabis, et la réprobation vertueuse de cette
apologie, font ami-ami. Frotti-frotta. Se reconnaissent partenaires d'une
sorte de cohabitation des braves. Et ce dialogue Bourges-Ardisson nous
offre une photo saisissante du rapport de la transgression et de la règle,
une règle molle, soluble dans les applaudissements. Quelque chose «d'à la
française» que l'on pourra appeler, selon l'humeur, le sens du compromis,
ou le génie de la lâcheté.

(1) Hervé Bourges, Sur la télé, mes 4 vérités, Ramsay, 18 ¤.
Alain de Greef, Vous regardez trop la publicité, Flammarion, 15 ¤.