LE MONDE | 05.11.04 | 15h06
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Le nom de Robert Frank est familier des fans des Rolling Stones pour deux raisons. Il est l'auteur de la pochette du double album Exile on Main Street, publié en 1972 ; c'est la partie visible de son travail avec les rockers britanniques. Et l'artiste suisse a aussi réalisé cette même année, pendant la tournée nord-américaine du groupe, Cocksucker Blues.
Un film dont Mick Jagger empêcha la diffusion, craignant de ne jamais pouvoir remettre les pieds sur le sol des Etats-Unis.
L'interdiction qui frappe ce document peut souffrir quelques exceptions. Ainsi la Tate Modern de Londres est-elle autorisée à le projeter huit fois du 3 au 19 décembre (les séances sont complètes). Une faveur, car jusqu'à aujourd'hui Frank ne pouvait montrer le film qu'une fois l'an, et à condition d'être présent. Depuis, Cocksucker Blues a été projeté épisodiquement dans des festivals. Mais sa confidentialité a été réduite à néant par Internet, puisqu'on le trouve en DVD pirate à un prix raisonnable.
Comment Frank s'est-il retrouvé à filmer cette débauche - sexe, drogue et rock'n'roll - que fut la tournée 1972 des Stones ? Son livre Les Américains avait plu à Jagger. Dans son récit STP, A Journey Through America With The Rolling Stones (Helter Skelter), le journaliste Robert Greenfield écrit que "Frank ne connaît pas grand-chose au rock'n'roll, encore moins aux Stones. Il est de la sensibilité beat, antérieure, plus artistique. Cependant, il a beaucoup d'affection pour Jagger (...)." A 47 ans, le photographe délaisse sa discipline pour le cinéma. Il a réalisé des courts métrages sur les écrivains de la beat generation Jack Kerouac et William Burroughs, et un long format, Me and My Brother (1968).
C'est surtout la décision des Stones de faire appel à lui qui surprend. Leur précédente expérience cinématographique, Gimme Shelter, ne les présentait guère à leur avantage ; les frères Maysles avaient capté l'impuissance de Jagger à calmer la violence du public lors du concert d'Altamont (Californie), en 1969. Un jeune Noir y fut assassiné par des Hell's Angels, recrutés pour le service d'ordre.
DANS L'IRRÉALITÉ
Quand Frank rejoint leur caravane, les Stones jouent pour la première fois aux Etats-Unis depuis cette date tragique. Entre-temps, les Beatles se sont séparés, et l'autoproclamé "plus grand groupe de rock'n'roll au monde" se croit au-dessus de tout, y compris des lois. Moment hallucinant de cinéma-vérité, Cocksucker Blues relève à la fois d'une inconscience provoquée par la défonce (équipe de tournage comprise) et de la manipulation.
Paroxysme de la légende scandaleuse des Stones, le film est contemporain d'une libération sexuelle confondue ici avec la pornographie. Le titre ("Le Blues du suceur de bites") se rapporte à une chanson que Jagger et Richards offrirent, en bras d'honneur et pour solde de tout compte, à la maison de disques londonienne Decca en 1970. Elle narre les déboires, entre pédophilie et zoophilie, d'un écolier qui monte à Londres pour se prostituer. On entend cette ritournelle au début, puis Jagger se masturbe - plus tard une groupie fera de même, mais sans pantalon. Entre-temps, une autre aura été victime d'une mise à l'air dans un avion, au cours d'un simulacre (?) de viol collectif qui évoque Orange mécanique.
Le cannabis est balayé par la cocaïne, frénétiquement consommée sur un couteau, et par la solitude de l'héroïne - avec deux séquences de shoot. Entre baise et came, il reste un peu de place pour la musique. Frank a découpé les chansons comme bon lui semble et néglige totalement la synchronisation son-image. Sans commentaire ni indication de lieu ou de date, son film flotte dans l'irréalité.
L'étrangeté est renforcée par le contraste entre la scène, filmée dans des couleurs vives, et la teinte bleutée des coulisses. La tournée de rock est un enfer où l'on échange des propos d'une banalité déprimante et où l'on s'ennuie à mourir. Pour tuer le temps, le guitariste-junkie Keith Richards et le saxophoniste Bobby Keyes jettent un téléviseur du balcon de leur hôtel.
Cette immaturité se pratique dans un système pyramidal, Stones Tour Party. A sa tête, un monarque (Jagger) et sa cour, autour de laquelle gravitent roadies et groupies (parfois mineures), dealers et invités de marque comme Truman Capote (en mission pour un reportage qu'il n'écrira jamais). Frank saisit le moment où le rock perd toute innocence avec cette aristocratie qui se vautre dans la décadence pendant que des financiers lui tendent les bras. Cocksucker Blues reste un film aussi glauque que visionnaire.
Bruno Lesprit