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Amsterdam à l'heure hasch (Libération)

MessagePosté: 21 Jan 2013, 03:50
par Anonymous
Tournée, du petit déjeuner au coucher, parmi quelques-uns des 400 coffee-shops de la capitale du chanvre.

Par Arnaud AUBRON
samedi 16 octobre 2004





rogue (dRog) n.f. : XIVe siècle, origine incertaine, peut-être du néerlandais droog "chose sèche".» Une étymologie qui ferait donc, si l'on pouvait encore en douter, des Pays-Bas en général et d'Amsterdam en particulier «la» capitale des drogues. L'étoile du perché qui guide chaque année vers ses 400 coffee-shops des millions de curieux venus s'encanailler dans une ambiance kitsch et bon enfant. Le parc à thème du vice où les gentils animateurs dealent de la barbe à papa qui fait rire en regardant les gentilles animatrices faire le tapin en vitrine. Mais attention, prière de se droguer dans les clous. Car si sa légendaire tolérance a assis sa réputation, la bonne société batave jalouse son image de «pays de cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus», selon les mots de Baudelaire. Description d'une précision d'autant plus surprenante qu'il n'y a jamais mis les pieds. Un demi-siècle plus tard, Verlaine, qui y est allé, lui, résumera, plus pragmatique : «Nous tuons le temps en buvant moult et en fumant prou.»

Evidemment, Amsterdam, c'est aussi une architecture extrêmement riche, le musée Van Gogh, les canaux et la mayonnaise sur les frites. Mais lorsque l'on débarque de la gare centrale, c'est d'abord ça : le Red Light District, le quartier Rouge, coeur battant d'Amsterdam la sulfureuse. Le quartier des maisons closes ­ depuis le XIVe siècle ­ et du pétard ­ depuis trente ans ­ est tout ce que verront de nombreux touristes incapables de faire un pas une fois leur premier joint consumé. Soit, généralement, le matin, car à Amsterdam l'industrie du pétard roule 24 heures sur 24. Du coffee-shop spécialisé dans le petit-déjeuner à l'hôtel coffee-shop, 24 heures de la vie d'un fumeur.

9 heures. Barney's Breakfast

A quelques pas de la gare centrale se trouve une véritable rampe de lancement pour marathoniens du pétard pressés de se mettre en orbite. Au menu, le «petit-déjeuner irlandais» : bacon, saucisses et frites, le tout arrosé de haricots blancs à la tomate. Et d'effluves de pétard. La recette fait recette : le Pet & Breakfast ne désemplit pas, bondé d'étudiants américains en plein choc des civilisations. A New York, fumer une cigarette dans un bar relève du grand banditisme. Mi-craintifs, mi-excités, ces jeunes gens s'empressent donc de vérifier ce que beaucoup classaient encore au rang des légendes urbaines en franchissant le seuil : à Amsterdam, on peut réellement choisir son herbe sur un menu et la déguster exactement comme on dégusterait une bière. Attention toutefois, si la bière locale n'est pas plus forte qu'ailleurs, l'herbe, elle, l'est. Pudiques, beaucoup se résolvent donc à petit-déjeuner à l'ombre de leurs lunettes de soleil. Dehors, pourtant, il pleut. Sur un T-shirt on peut lire : «Je dis non aux drogues, mais elles ne m'écoutent pas.»

11 heures. Rokerij II

De retour vers la gare centrale, s'étalent Nieuwendijk et ses smart-shops. Si les coffees font désormais figure de salons de thé pour soixante-huitards en pèlerinage, c'est que les plus jeunes, eux, se ruent sur ces boutiques qui vendent, depuis une dizaine d'années, champignons hallucinogènes, energy drinks et autres herbal ecstasy. Les coffees n'ont pas pour autant déserté le quartier. C'est même là que se trouve, chose rare, un coffee-shop confortable. Car si l'autochtone est, non sans raison, réputé pour une certaine rudesse de caractère, il semble avoir fait ses chaises à son image. Rien de tout cela au Rokerij II où, dans un décor à mi-chemin entre influences africaines et latino-américaines, les clients peuvent s'avachir sur des poufs confortables en admirant, aussi béats que silencieux, les canaux voisins.

14 heures. Any Day

Ici se retrouvent les connaisseurs. Non que le cadre soit exceptionnel, l'endroit serait même plutôt étriqué, mais le rapport qualité/prix y est, dit-on, parmi les meilleurs de la ville. Autre avantage, le jeune et sympathique tenancier est tout prêt à conseiller, et à mettre en garde, les néophytes. Enfin, la présence de nombreux Néerlandais, plus résistants, rend le lieu plus animé et moins glauque que la plupart des coffee-shops où la joyeuse dégustation des premiers instants tourne rapidement à l'analyse par comatographie en phase vaseuse. Car, à la longue, les cigarettes qui font rire font plus sûrement dormir. Et l'ambiance des coffee-shops a tendance à s'en ressentir.

18 heures. Tweede Kamer

Descartes, qui vécut plus de vingt ans en Hollande, résidait à Spui, quartier des libraires et des éditeurs, lorsqu'il rédigea le Discours de la méthode. L'inspiration passant, comme son nom l'indique, par les narines, d'aucuns prétendent aujourd'hui que le père de la rationalité s'adonnait pour écrire aux fumées clandestines (1). C'est en tout cas à quelques pas de son domicile que se trouve l'un des coffee-shops les plus élégants de la ville. Une ambiance entre salon de thé et bibliothèque, brise-bise aux fenêtres et bouquet de fleurs sur les tables. Au comptoir, un quinquagénaire enchaîne les pétards en lisant son journal. Ici on est de la vieille école : alors que pour attirer les touristes la plupart des coffee-shops font désormais couler la bière à flots, le Tweede Kamer proscrit toujours l'alcool. Enfin, petit plus pour les amateurs non éclairés, la carte détaille les effets des différentes substances proposées, de la légère euphorie aux voyages plus intérieurs.

22 heures. Bulldog Palace

C'est au Leidseplein, où se trouvent restaurants et boîtes de nuit, que trône «le» coffee-shop d'Amsterdam, navire amiral de l'empire Bulldog, «au service de la nation depuis 1975». Cette année-là, le jeune Henk De Vries bazarde le sex-shop familial, situé en plein coeur du quartier Rouge, pour se lancer dans un commerce alors plus florissant, celui du hasch. Tête brûlée mais businessman averti, Henk fera vite fortune. Le groupe à la tête de chien rassemble aujourd'hui pas moins de cinq coffee-shops dans la ville. Inaugurée en 1985, la pièce maîtresse de cet édifice installé dans un ancien commissariat est un défi permanent aux autorités. On y fume dans des cellules reconstituées après avoir passé commande à l'«officier de garde». A l'étage, un bar de plusieurs centaines de mètres carrés accueille, les soirs de gala, des vedettes du show-biz dont les soirées enfumées sont immortalisées sur les murs.

0 heure. Stone's Cafe

Si, la journée, le quartier Rouge accueille la faune des accros du pétard, la nuit, il est livré aux groupes de curieux défilant comme au musée entre prostituées et dealers de drogues dures. Dans un décor de tente bédouine, le Stone's Cafe offre un point de vue imprenable sur cet étonnant ballet chorégraphié de main de maître par la police locale, omniprésente dans le quartier pour rassurer le chaland.

3 heures. Bulldog Hotel

Outre ses coffees, son équipe de hockey pro, ses deux cafés traditionnels et sa boutique de produits dérivés, le Bulldog possède un hôtel dans le quartier Rouge. Un véritable paradis pour fumeur apathique (presque un pléonasme) : plus besoin de se déplacer et de risquer de se faire écraser par un tramway ou un cycliste en colère contre les piétons enfumés (ces deux populations étant pléthoriques à Amsterdam), ici le coffee-shop est directement dans l'hôtel. Attention toutefois à ne pas abuser du room service.

dessins MERLIN

(1) Descartes et le cannabis, Frédéric Pagès, éd. Mille et Une Nuits, 1996.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=246592