A propos des conclusions à paraître de la commission sénatoriale
(Texte du CIRC Paris)
La commission d’enquête sénatoriale sur la politique nationale de lutte contre les drogues illicites est sur le point de remettre son travail et de présenter ses propositions. Il est d’usage de dire en pareilles circonstances qu’on ne peut préjuger les conclusions.
Néanmoins, les termes mêmes désignant cette commission sont déjà parlants : " politique " de " lutte " contre les " drogues illicites ". Il ne s’agit pas de pure santé publique, ou alors accessoirement comme caution, concernant la consommation des drogues, et le terme " illicites " est assez clair quant à la cible, épargnant dès lors tout le lobby alcoolier et viticole – lequel par ailleurs espère tant que le gouvernement actuel reviendra sur l’emploi du mot " drogue ", même accompagnée de " légale ", concernant leur production, fierté nationale.
Bien des indices sur les conclusions et propositions à attendre de cette commission sénatoriale sont perceptibles. L’incertitude concernant les conclusions subsistent donc seulement à la marge, pas dans la philosophie générale qui a animé cette commission depuis ses prémices, qui rejette le " il n’y a pas de monde sans drogue " popularisé par la MILDT et Mme Nicole Maestracci – une idée que la présidente de la commission dit rejeter totalement –, préférant la poursuite de cette chimère de vouloir éradiquer par la force ce phénomène de société en y consommant davantage de moyens, financiers, humains, en sacrifiant davantage de libertés publiques et individuelles par une inquisition redoublée, avec des perquisitions biologiques de masse, qui aura un lourd coût social.
Une anti-commission Henrion ?
La plupart des questions auxquelles cette commission se propose de répondre ne sont pas nouvelles, et ne sont pas sans rappeler les objectifs de la commission Henrion, nommée en 1995 par M. Edouard Balladur et Mme Simone Veil. Cette dernière avait déjà fait un long travail d’enquête, presque un an (contre à peine quatre mois pour celle-ci) et avait elle aussi procédé, des mois durant, à raison de quatre jours par semaine, matin et soir, à de nombreuses auditions d’experts en tout genre – dont le CIRC. Alors pourquoi ne pas reprendre ses travaux et conclusions et refaire tout ce travail ? Sans doute parce que les conclusions de la commission Henrion penchaient, malgré l’influence de deux membres principaux responsables policiers de la lutte contre les substances illicites, pour une dépénalisation l’usage, voire une certaine légalisation du cannabis, ce qui lui valut d’échouer au fond d’un tiroir.
Cette fois-ci, il semble qu’on ne commette pas les mêmes erreurs : que des sénateurs, pas de société civile ou de personnalités indépendantes, que du monde politique. Plus d’auditions ouvertes au public comme avec la commission Henrion, celles-ci sont réservées aux seuls journalistes ; militants des droits de l’homme, associatifs et autres personnes impliquées par ces questions, passez votre chemin ! Par ailleurs, autant la première a été remarquable par l’assiduité de tous ses membres, autant l’absentéisme semble caractériser celle-ci, à en juger par les vidéos visibles sur le site Internet du Sénat. Elle se présente en de nombreux aspects comme une anti-commission Henrion.
Bien que composée de vingt et un membres, la commission est surtout animée par sa présidente, Mme Nelly Olin, maire UMP de Garges-lès-Gonesse, et plus encore par son rapporteur, Bernard Plasait, sénateur (Démocratie libérale) de Paris, qui a été personnellement à l’initiative de sa création et l’a portée jusqu’à ce jour. La première s’est fait connaître en débaptisant à tour de bras rues et places évoquant le passé communiste de sa ville, ou pour poursuivre en justice des employés municipaux syndicalistes. Quant au second, il a déjà à plusieurs reprises exposé ses opinions dans la presse, défendant une politique sécuritaire pure et dure, vilipendant la loi sur la présomption d’innocence (le Figaro, 27 mai 2000) ou " la déliquescence morale actuelle ". Ou exposant ses opinions sur les drogues, refusant toute idée d’" accompagnement " de l’usage des drogues (le Figaro, 25 septembre 2000, en annexe ci-dessous), critiquant la réduction des risques, et plus directement Jack Lang qui avait approuvé le testing d’ecstasy dans les free parties,. Si donc on veut avoir une idée de ce qui plairait à M. Plaisait de voir figurer dans le rapport qu’il est sur le point de remettre, il suffit déjà de se reporter à sa prose récente sur le sujet.
Le choix des auditionnés
Le choix des auditionnés a fait la part belle aux prohibitionnistes les plus durs, seul le CIRC est venu pour faire entendre une autre voix, sachant qu’il servait surtout de caution d’impartialité de façade dont pourra se prévaloir la commission. Mais bien d’autres acteurs importants, engagés dans la réduction des risques et dans la lutte contre le sida et autres infections virales, n’ont pas été invités, alors que c’était leur politique aussi, reprise en partie par la MILDT du gouvernement Jospin, leur travail, leurs efforts et résultats qui étaient attaqués de toutes parts. Bien des voix d’experts reconnus, déjà entendus par la commission Henrion, manquent encore pour que ce travail d’audition puisse être considéré comme achevé. Pas d’Act-UP, pas d’ASUD, pas d’Anne Coppel, ni de Jean-Pol Tassin, pharmacologue pourtant reconnu, aucun des experts de la précédente commission Henrion, à commencer par le Pr Henrion lui-même…
Si bien qu’il semble y avoir une formidable unanimité pour considérer, par exemple, le cannabis comme une drogue terriblement dangereuse, faisant de quelques cas exceptionnels des règles générales, hormis quelques très rares voix discordantes. Ce qui n’était pas le cas avec la commission Henrion, où tout était plus nuancé, plus équilibré. Ou encore pour condamner la morale de la réduction des risques, l’échange de seringues, la substitution, et surtout le Subutex, une politique sanitaire qui ne dit pas assez fermement " non à la drogue " et accompagne parfois un usage qui ne devrait pas être toléré, autant d’attitudes jugées comme des démissions coupables. Evidemment, l’idée que si on est venu là, c’est que la logique de pure prohibition s’avérait catastrophique en termes sanitaires, surtout depuis l’irruption du sida, n’a pas vraiment été retenue.
Quant à ceux, peu nombreux, qui avaient un avis un peu divergent, ils ont un peu été traités en accusés – même Francis Curtet fut malmené quand il défendit la légalisation cannabis, après avoir vivement critiqué la " réduction des risques " – pas mauvaise en soi, selon cet auditionné, mais qui assèche les subventions utiles à ses œuvres. Devant cette orientation manifeste de la commission et la façon partisane de mener ses auditions, le journaliste de Libération avait titré " La droite s’apprête à tirer sur le pétard ", soulignant le malaise de quelques auditionnés.
Il faut reconnaître que le délai que la commission s’est imparti pour rendre ses propositions est particulièrement court vu la complexité du sujet, et qu’elle cherche d’abord, de manière exhaustive, tout ce qui peut conforter le rapporteur et la présidente dans leurs convictions, qu’ils ne manquent jamais de rappeler.
Des convictions avant tout
Car, bien entendu, l’enquête de cette commission vise à conforter des convictions, celles du rapporteur essentiellement, qui est à l’initiative de sa création et de sa mission.
Par exemple, évoquant le dernier livre de Francis Curtet, le rapporteur en reprend la conclusion : " Il faut organiser la résistance " : " Je dis ça parce que bravo et merci pour ce discours tonique ! Il n’y a pas de fatalité de la drogue, on n’a pas le droit de baisser les bras... Bon, c’est bien parce que nous avons cette conviction que nous avons constitué cette commission d’enquête, pour faire le point et pouvoir déboucher sur des possibilités d’action, des possibilités de politique publique et autres qui soient vraiment efficaces pour lutter contre ce fléau. (…) "
Les cibles : en premier le cannabis, puis la MILDT, le rapport Roques, et la réduction des risques, accusée de favoriser l’usage de drogue de par son acceptation tacite de ce qui devrait rester non toléré.
La MILDT s’en sort mieux, bien que Mme Maestracci fut quelque peu critiquée durant son audition – ce qui a permis d’apprécier le degré inquiétant d’approximation de certains commissaires sur la question. Elle eut en outre de nombreux défenseurs, à commencer par son successeur, bien qu’un grand nombre d’autres l’aient également considérée comme un pompier pyromane, jugeant la brochure " Savoir Plus. Risquer moins " comme une incitation à consommer du cannabis. Le Pr Roques aussi, bien que son rapport ait souvent été jugé comme dangereux et inacceptable – vous pensez, juger le cannabis bien moins dangereux que l’alcool ou le tabac ! De manière conciliante, il a été admis que c’était les médias, au premier rang desquels Libération, qui en avaient fait une présentation abusive.
Bien avant la publication, les principales orientations étaient annoncées
Pendant que la commission travaillait, la presse commençait déjà à annoncer les propositions à venir de cette commission, tel le Quotidien du médecin présentant dès le mois de mars le projet de " contraventionnalisation " qu’allait porter cette commission.
Mais tous ces projets ont été plus d’une fois exposés par le rapporteur aux auditionnés, surtout si l’invité sur la sellette n’allait pas dans le sens attendu. A titre d’exemple de résumé des proposition à venir, cette longue question, plus un exposé qu’autre chose, du rapporteur à Francis Curtet, qui venait de défendre une légalisation du cannabis pour les seuls majeurs :
" Mais est-ce que vous ne croyez pas que le seul fait d’annoncer une politique comme celle à laquelle vous songez (la légalisation du cannabis, vente réservée aux majeurs) serait renforcer l’idée, répandue chez les jeunes, que le cannabis, c’est moins dangereux que l’alcool, moins dangereux que le tabac.
Alors évidemment il y aurait une hypocrisie, peut-être, supplémentaire à laquelle ils ne comprendraient pas grand-chose, à savoir qu’on l’autorise aux adultes mais pas aux enfants.
Alors que ce qu’il convient de faire, pour aller tout à fait dans votre sens, c’est de rétablir la vérité, c’est-à-dire de faire passer enfin le bon message.
Alors il y a, d’une part, le bon message, c’est-à-dire… les dangers du cannabis, fumer un joint c’est pas innocent, il y a des conséquences graves pour soi et pour autrui. Et puis il y a deuxièmement, effectivement, la loi qui n’est pas appliquée, mais la loi qui n’est pas appliquée, ça peut aussi se transformer, c’est-à-dire qu’on peut constater que la loi n’est pas appliquée, pourquoi elle ne l’a pas été, et donc la changer. "
Le bon message, selon le rapporteur, c’est diaboliser au maximum le cannabis, comme avant, avec le succès qu’on sait – les exagérations ont toujours discrédité ces pseudo-discours de prévention, et c’est ce à quoi la MILDT de Mme Maestracci avait tenté de remédier. Et cette " vérité " qu’il veut " rétablir " est bien sûr contraire à l’évidence et au rapport Roques, qu’il aurait bien brûlé en public. Et puis, quoi qu’en dise le rapporteur, la loi est appliquée, les milliers de condamnations annuelles pour usage-détention sont là pour l’attester, comme les presque 100.000 interpellés. Tous les usagers condamnés peuvent témoigner que la loi est appliquée, et même l’incarcération ! Mais c’est vrai que l’Etat avait un peu honte et tentait de masquer cette réalité en entretenant cette rumeur comme quoi la loi n’est plus réellement appliquée. Faut dire que condamner un ou deux millions de personnes paraît hors de portée…
" Et la changer, ça ne veut pas dire la dénaturer, parce que j’aimerais que vous nous donniez votre avis sur l’idée même de la loi de 1970… [il ne laisse pas le temps de répondre, et enchaîne sur son credo]/ Après tout la loi de 70, c’était une idée très intéressante et très révolutionnaire [ce qui dans la bouche d’un conservateur fait sourire] qui consistait à donner une alternative à la sanction. "
Nota. Avant cette loi de 1970, il n’y avait pas de sanction pour l’usager.
" Alors on peut reprendre une idée de loi, qui serait la loi de 2002 (sic), pour le nouveau siècle, dans laquelle on réaffirmerait l’interdit, on assortirait l’interdit de sanctions, mais qui seraient des sanctions acceptables, c’est-à-dire qui tiendraient compte de l’échec et de la nocivité de la prison, donc qui supprimeraient la prison. Il y aurait donc une autre façon de sanctionner la transgression de l’interdit et on irait ainsi vers une politique de santé publique que vous appelez de vos vœux , dans laquelle il y aurait effectivement l’application de la loi, l’application de toutes les lois, dans le cadre de la santé publique qui concerne les différentes drogues, donc sur le tabac, on applique la législation telle qu’elle est, on applique la loi Evin, on applique l’interdiction de vente d’alcool aux mineurs, et puis on applique la nouvelle loi de 1970 qui interdit la consommation de cannabis [et autoriserait les autres ?…], mais qui pour le coup assortit sa transgression de sanctions applicables, et effectivement appliquées. "
Il s’agit donc bien de réorganiser la répression, en excluant tout changement de nature de la loi de 1970. E pour justifier cela, un véritable procès a été instruit sous forme de commission d’enquête, avec quatre cibles : le cannabis, la réduction des risques, la politique de la MILDT et sa brochure, et enfin le rapport Roques. La plupart des questions posées par la présidente ou le rapporteur contenaient en effet en partie la réponse espérée, à coups de " quand on sait que… ", et incitait les auditionnés à dire le plus de mal possible de ces cibles.
Opération concertée ?
Et cela est en parfait accord avec les différentes sorties ministérielles, bal ouvert avec M. Mattei, annonçant ce projet en marge de la réunion onusienne sur les drogues à Vienne, repris de manière tonitruante par M. Nicolas Sarkozi, malgré les réserves du garde des Sceaux. Puis ce fut au tour du premier ministre et du président de la République lui-même d’annoncer un prochain toilettage de la loi de 1970 devant rendre la répression plus efficace par le biais d’une contraventionnalisation.
Dans ce contexte politique et vu les acteurs en présence, il y a peu de chances en effet que les conclusions de la commission sénatoriale française sur les drogues illicites rejoignent celles du Sénat canadien, publiées il y a quelques mois à peine. Reposant sur un rapport de 750 pages, leurs homologues canadiens ne préconisent rien que moins que la légalisation pure et simple du cannabis, en partant avec les mêmes éléments et la même information que la commission française. Quand le représentant du CIRC auditionné a évoqué ce rapport et ces propositions, les rapporteur et présidente étaient visiblement contrariés et ont fait sentir tout le mal qu’ils en pensaient.
On s’interroge malgré tout sur la réelle importance qu’aura dans ce contexte cette commission, qui espérait peut-être rester à l’initiative, en son nom par le biais d’une proposition de loi, comme ce fut le cas à l’Assemblée avec la loi réprimant l’usage présumé du cannabis au volant. (Décidément, le cannabis est la croisade morale de la droite, le bouc émissaire idéal quand on est en panne de grande cause.)
Les déclarations ministérielles qui se sont succédé risquent en effet de la priver, elle et ses membres, de la gloire de la révision à venir de la loi de 1970, les jeux semblent faits à tous les niveaux pour qu’il ne soit plus réellement besoin de ce rapport de commission d’enquête. L’important aura été d’effacer les traces de la commission Henrion, d’avoir collecté sans le moindre esprit critique tout ce qui pouvait justifier peu ou prou la répression en diabolisant les substances – essentiellement le cannabis – et leurs consommateurs, et tentant de réfuter tout ce qui n’irait pas de ce sens, n’hésitant pas à faire part de leur désaccord. Et de profiter du moment pour définir des options plus précises que les déclarations floues du gouvernement, sur une logique de surenchère.