La "guerre mondiale" contre la drogue s'enlise
LE MONDE | 26.04.03 | 13h01 * MIS A JOUR LE 26.04.03 | 14h32
La "guerre mondiale" contre la drogue est-elle un combat vital pour
l'humanité ? Une cause commune pour des systèmes aussi divergents que les
Etats-Unis, la Chine ou le monde arabo-musulman ? Ou ne serait-elle qu'une
croisade ruineuse, fondée sur des présupposés avant tout idéologiques, qui
fait exploser la population carcérale et vampirise les budgets affectés à
la sécurité, tout en échouant à réduire de façon significative la
production et la consommation de drogues ?
Rarement les visions antagoniques qui s'affrontent sur ce problème complexe
auront été aussi manifestes que durant la conférence récemment organisée à
Vienne par l'Office des Nations unies sur la drogue et le crime, l'Onudc
(ex-Pnucid), afin de tirer un bilan à mi-parcours, cinq ans après la
session extraordinaire de l'Assemblée générale de l'ONU sur la lutte contre
la drogue, à New York, en 1998.
Dans la grande salle de l'Austria Center de Vienne, les délégations de
quelque 116 pays (dont plus de 70 étaient représentés au niveau
ministériel, les 16 et 17 avril) se sont félicitées des progrès accomplis
et de l'adhésion "presque universelle" aux conventions internationales,
datant de 1961, 1971 et 1988, pour le contrôle des drogues. Tandis que, à
l'étage au-dessus, un "centre civique" accueillait les discussions
d'experts invités par des organisations non gouvernementales (ONG)
"dissidentes", qui jugent inefficace la prohibition totale des drogues.
Bien peu de délégués officiels se sont aventurés jusqu'au "centre civique",
où les discours étaient pourtant plus modérés que radicaux. Mais, dans les
couloirs autour de la conférence onusienne, on percevait le malaise d'un
certain nombre de pays qui mettent l'accent sur la prévention ou sont
favorables à la dépénalisation de la consommation de cannabis et
n'acceptent pas d'être stigmatisés comme les "maillons faibles" d'une sorte
de guerre sainte dont les objectifs leur paraissent aléatoires.
La Suisse, le Canada, la Belgique, les Pays-Bas, l'Espagne, le Portugal, le
Luxembourg ou le Royaume-Uni - qui ont déjà assoupli, ou s'apprêtent à le
faire, leur politique en matière de cannabis - n'ont pu empêcher que, dans
sa déclaration finale, la conférence de Vienne se déclare "gravement
préoccupée"par les approches libérales. Celles-ci "risquent de remettre en
cause le régime de contrôle international des drogues" et "ne sont pas en
accord"avec les trois conventions onusiennes, dont le directeur général de
l'ONUDC, l'Italien Antonio Maria Costa, exige que soient respectés non
seulement "la lettre", mais aussi "l'esprit"- ce qui restreint beaucoup la
marge d'interprétation des gouvernements.
"On croirait entendre une lecture fondamentaliste du Coran", ironisait, à
mi-voix, le chef d'une délégation officielle européenne. M. Costa a aussi
irrité les représentants du gouvernement canadien, qui lui reprochent
d'avoir favorisé certaines ONG - supporteurs de la ligne prohibitionniste -
au détriment de celles qui ont adopté un point de vue plus critique.
En intitulant son rapport "Des progrès encourageants dans la réalisation
d'objectifs encore lointains", le nouveau chef de l'ONUDC a pourtant pris
soin de se démarquer du triomphalisme affiché par son prédécesseur, le très
contesté Pino Arlacchi (remercié prématurément début 2002), dont la
nomination comme "M. Drogue" des Nations unies avait coïncidé avec les
objectifs ambitieux fixés il y a cinq ans à New York : il s'agissait de
réduire de façon substantielle ou même d'"éliminer", d'ici à 2008, la
production, le trafic et l'abus de drogues, en agissant sur l'offre comme
sur la demande.
M. Costa admet que les succès enregistrés - régression de la culture de la
coca, stabilisation autour de 4 400 tonnes de la production d'opium et
d'héroïne, limitation à quelques dizaines de milliers par an du nombre de
décès liés aux drogues, coût moindre mais efficacité accrue des politiques
de prévention et de traitement par rapport à la seule répression - cachent
"d'importantes réorientations au plan géographique" : en clair, un
déplacement du problème et non sa solution.
En dépit des 50 milliards de dollars actuellement consacrés à cette
"guerre" bientôt séculaire, 13 millions de personnes s'adonnent toujours
aux opiacés - comme à la fin des années 1990 -, et "la situation s'est
détériorée dans plusieurs pays situés le long des itinéraires de trafic de
l'héroïne en provenance d'Afghanistan", notamment en Asie centrale, en Iran
et surtout en Russie, où la toxicomanie explose, aggravée d'une expansion
dramatique du virus du sida.
Le cas de l'Afghanistan incite l'ONUDC à la modestie : la chute
spectaculaire de la culture du pavot, en 2001, était due à un interdit
religieux formulé par les talibans, mais celle-ci a repris de plus belle
sous le régime "démocratique" du président Karzaï, en l'absence de
meilleures sources de revenus pour les paysans. Enfin, la baisse de l'abus
d'opiacés ou de cocaïne, en Europe occidentale ou aux Etats-Unis, est
compensée par la hausse des drogues de synthèse, amphétamines ou ecstasy,
surtout en Asie du Sud-Est. Quant à l'Amérique latine, où M. Arlacchi a
fêté en février 2001 la réussite du plan bolivien Coca Zéro, vitrine de sa
politique de développement alternatif, la destruction des champs de coca,
surtout en Colombie, n'a été obtenue qu'au prix d'un programme controversé
d'épandage de produits chimiques (d'origine américaine) qui ruinent
durablement les sols.
ONG MAL-PENSANTES
Les ONG mal-pensantes, parmi lesquelles le Comité des sages mis sur pied
par le Réseau des fondations européennes (Groupe de Senlis), ont demandé en
vain une réévaluation des stratégies, voire des conventions elles-mêmes.
Même les pays qui jugent le corpus des textes onusiens intouchable pour le
moment s'inquiètent de voir tout un pan de la communauté internationale,
Etats-Unis en tête, remettre en cause les politiques de "minimisation des
risques"(Harm Reduction), telles que l'échange de seringues pour lutter
contre la diffusion du sida, ou encore l'analyse gratuite de comprimés
d'ecstasy, pratiques jugées aussi "perverses" qu'incompatibles avec la
" tolérance zéro"professée à Washington. Le gendarme américain n'hésite pas
à menacer ses voisins canadiens de représailles économiques s'ils osent
modifier leur législation sur le cannabis. La Russie et l'Ukraine ont aussi
bloqué, à Vienne, une résolution encourageant les traitements de
substitution, dont bénéficient les deux tiers des 150 000 toxicomanes
recensés sur le sol français.
Ce discours intransigeant rencontre un large écho dans des pays - Chine,
Japon, Iran, ex-URSS ou monde arabe - qui privilégient une attitude
répressive et pensent y trouver de quoi plaire à peu de frais aux
Etats-Unis. Les "anti-prohibitionnistes"ont en revanche été surpris
d'entendre M. Costa faire sans sourciller l'éloge de la Thaïlande, où la
"guerre à la drogue"a causé 2 000 morts en six mois - une véritable orgie
d'exécutions capitales, y compris de femmes enceintes.
Il a fallu des décennies pour que, sur une partie au moins de la planète,
les toxicomanes soient traités comme des malades plutôt que comme des
délinquants. Il faudra sans doute un certain temps avant que les partisans
d'une approche moins rigide du problème de la drogue puissent se faire
entendre à un forum onusien. "Peut-être la proposition d'ajouter le tabac à
la liste des produits prohibés par les conventions des Nations unies, écrit
l'hebdomadaire britannique The Economist, -ramènerait-elle- un peu de bon
sens dans la guerre contre la drogue."
Joëlle Stolz
* ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.04.03
Merci a Raph
