[Courrier International] Le kif du Rif : un secret mal gardé
Posté: 09 Nov 2002, 19:34
Merci Raph
"
Le CIRC est cité (comme ONG ) dans la presse marocaine, dans cet article
plutôt antiprohibitionniste de Ahmed R. Benchemsi, du journal Tel Quel
(Rabat, Maroc) publié dans Courrier International n°627 du 7 novembre 2002.
(e-mail : courrier@iway.fr)
"
Enquêtes et Reportages - Enquête UNE HYPOCRISIE MAROCAINE
Le kif du Rif : un secret mal gardé
Avec une production annuelle de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le
Maroc est le premier exportateur mondial de haschich. Une manne à la fois
illégale et providentielle qui fait vivre tout le nord du pays.
TEL QUEL
Rabat
Cultiver du kif [feuilles de cannabis], c'est interdit. Bien. Qu'un
cultivateur soit appréhendé par la gendarmerie nationale la main dans le
sac, si l'on ose dire, au milieu de son terrain pentu tout vert, tout
couvert de la plante interdite, quoi de plus normal ? Sauf que pour venir
l'appréhender dans sa montagne, les gendarmes ont dû traverser des hectares
et des hectares tout aussi verts, appartenant à tout autant de
contrevenants à la loi - non appréhendés, eux. Et, une fois qu'ils ont
arrêté le coupable, sur le chemin du retour vers leur brigade, les
représentants de l'ordre devront traverser à nouveau des dizaines de champs
toujours verts, dont les propriétaires continueront à dormir paisiblement -
libres. Pourquoi celui-là, en particulier, au milieu de tous les autres ?
Chacun y trouvant son avantage, les gendarmes d'ordre pécuniaire et leur
prisonnier d'ordre politique ("Le système est ainsi fait : on nous laisse
cultiver, et un jour, le Makhzen [nom donné au pouvoir marocain] s'abat,
arbitrairement. Quelques années de prison et la vie reprend son cours.
C'est la règle du jeu"...), aucun hurlement d'injustice n'a jamais troublé
la tranquillité montagneuse du Rif. Tout le monde fait semblant de ne rien
voir, de ne rien comprendre. A ce stade, ce n'est plus de l'hypocrisie,
c'est de la schizophrénie aiguë. Nous sommes aveugles, et pourtant
l'évidence est gigantesque, incontournable : avec une production annuelle
de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le Maroc est le premier exportateur
mondial de haschich. Engendrant près de 2 milliards de dollars de revenus
par an, le cannabis est notre seconde ressource nationale, après les
transferts des émigrés... et bien avant les phosphates. Mais nos autorités
continuent à faire semblant d'ignorer tout cela.
Pourtant, à en croire le fameux rapport de l'Observatoire géopolitique des
drogues (OGD) commandité par l'Union européenne, qui occasionna tant de
bruit à sa parution, en 1994, "le ministère de l'Agriculture marocain fait
systématiquement élaborer chaque année, par ses services régionaux, des
statistiques précises et fiables [c'est l'OGD qui le dit]. Ces données,
centralisées à Rabat, restent strictement confidentielles." L'Agence pour
le développement du Nord (APDN), également installée à Rabat (!), créée en
1996 par Hassan II, conteste fortement ce chiffre de 2 milliards de
dollars. Mais n'en propose aucun autre en échange. L'APDN avance par
ailleurs le chiffre de 30 000 tonnes de production annuelle (dix ans
auparavant, l'OGD l'estimait à 100 000 tonnes). Quant à la surface des
terres cultivées, elle est estimée par l'agence à 75 000 hectares. Ce
chiffre sera "affiné", disent les responsables de l'agence, par "un système
de mesures des superficies par télédétection".
La production de kif, au début des années 90, faisait vivre plus de 200 000
familles d'agriculteurs. Avec l'accroissement démographique galopant de la
région, il ne serait pas déraisonnable de réévaluer ce chiffre à 300 000.
Depuis l'ouest du détroit de Gibraltar, au bord de la Méditerranée, à Al
Hoceima et Tétouan, jusqu'à la côte Atlantique, à Larache et à Sidi Kacem,
des témoignages directs ont été recueillis sur l'existence de cultures.
Bref, avec le silence (rémunéré) des autorités, c'est aujourd'hui tout le
Nord qui vit de cette manne aussi bien illégale que providentielle. Pour
reprendre le bon mot d'Abderrahmane Hammoudani, ancien député-maire de la
région, "le kif ne tue pas ; la faim, si". Et la faim, c'est ce qui
attendrait une grosse partie des 5 millions de personnes qui peuplent le
nord du Maroc, si elles venaient à attendre une quelconque aide de l'Etat.
"Tous les projets dans le Nord sont des initiatives privées. La seule
intervention étatique est de nature répressive." La plupart des "écoles"
sont en fait des msid, écoles coraniques proches des douars (quartiers).
Pour passer le bac, il faut se rendre à Chaouen ou à Tétouan [deux grandes
villes de l'intérieur]. Quant à la fac, il faut pour s'y inscrire s'exiler
à Fès ou à Oujda [ville située à la frontière algérienne], ce qui, bien
sûr, n'est pas à la portée de l'écrasante majorité des jeunes. D'après la
chercheuse marocaine Ansaf Ouazzani, "en l'absence de tout développement
économique et social, la région du Rif, historiquement réfractaire au
pouvoir central, deviendrait une véritable poudrière si ce moyen de survie
lui était retiré". La preuve, rapportée par la même chercheuse : "L'année
1995 restera dans les annales comme celle où les villageois, femmes et
enfants en première ligne, ont investi les champs pour empêcher les
gendarmes de les brûler sur pied. A leurs yeux, c'était un droit qu'ils
défendaient." De source bien informée, un haut responsable de l'Etat a
déclaré que, dès après la récolte 2002 (septembre), la répression armée de
la culture et du trafic allait reprendre, et plus fort que d'habitude.
Objectif : l'éradication totale du kif à l'horizon 2008. Cela pourrait
constituer une solution, après tout. Mais, rappelle le Collectif
d'information et de recherche cannabique (CIRC), une ONG française
[défendant la légalisation du cannabis] , "la prohibition, système pervers,
loin d'endiguer le trafic et la consommation, les dynamise. Elle rend plus
dangereux les produits, coûte très cher, transforme des millions de
citoyens en délinquants et en criminels potentiels."
Dans les lettres qu'ils ont envoyées aux députés français en 1997 (chacune
lestée d'un joint), les militants, médecins et éminents professeurs du CIRC
ont notamment écrit : "La cécité est réservée aux drogues des autres. Le
vin est naturellement perçu par un Européen comme une culture, et ce n'est
qu'au prix d'un gros effort qu'il sera analysé comme une drogue. Sans que
cette prise de conscience amène le législateur à vouloir l'interdire,
d'ailleurs [...]. Si le cannabis reste encore interdit, c'est parce que le
sortir du régime de la prohibition, ce serait ouvrir les marchandages
politiques, économiques et diplomatiques." L'expression "marchandages
économiques" prête à sourire quand on connaît la triste réalité de notre
pays en matière de corruption. Surtout dans une zone aussi "rentable" que
le Rif, dans laquelle les affectations d'agents d'autorité se monnaient
cher.
Mais alors, que faire ? Des cultures alternatives ? "Les propositions en
matière d'agriculture, écrit Ansaf Ouazzani, doivent offrir à peu près le
même rapport de bénéfice que le kif pour obtenir l'aval des agriculteurs,
qui ne sont pas près d'abandonner la culture du kif pour planter du blé ou
de l'orge !" L'APDN avait proposé aux paysans, il y a quelques années, de
planter à la place... du jojoba (utilisé dans certains shampoings et
produits de toilette de luxe). On en rit encore, dans la région. Si encore
les agriculteurs en vivaient confortablement, ils pourraient envisager une
culture moins rentable mais légale. Mais le kif, tout rentable qu'il soit,
leur permet à peine de vivre ! Pas étonnant que le chercheur Abdelouahed
Sekkat, qui a travaillé avec l'APDN, en arrive au constat suivant : dans la
province d'Al Hoceima, "70 % de la surface agricole utile (SAU) est occupée
par le cannabis ; le reste est occupé par les céréales, les légumineuses et
fourrages". Et on imagine que ce "reste" est cultivé non en fonction de son
rendement, mais parce que les villageois essaient de maintenir un minimum
de culture de subsistance.
Autre solution envisagée : autoriser la culture du kif, mais interdire sa
transformation en drogue. D'après un rapport scientifique canadien détaillé
qu'on peut trouver sur Internet, la plante, en effet, peut servir à bien
d'autres choses. Avant la Seconde Guerre mondiale, on se servait largement
du cannabis, ou chanvre indien, pour fabriquer divers produits (cordes,
ficelles, fil grossier, tissus, papier, matériaux de construction).
Cependant, en raison de la réputation sulfureuse qu'il traînait, vers 1935,
certains pays développés ont interdit la culture du chanvre. Depuis,
rapporte l'OGD, "il y a eu un recul des cultures de chanvre au niveau
mondial. On est ainsi passé de 1 million d'hectares en 1950 à moins de 250
000 ha en 1980. Le chanvre a souffert de la concurrence des fibres
synthétiques." Mais le chanvre peut revenir comme... matière première pour
les plastiques et les résines cellulosiques. Et ses graines peuvent servir
à l'alimentation ou à la production d'huile. Encore mieux : certains
chercheurs en médecine signalent les bienfaits de la plante dans le
traitement de maladies telles que le sida, l'anorexie ou le glaucome.
D'après Harold Kalant, professeur canadien en pharmacologie, "le THC pur
[principe actif du cannabis] est déjà disponible légalement sur ordonnance,
sous la forme de capsules à consommer par voie orale, pour le traitement
des nausées et des vomissements, la stimulation de l'appétit et
l'augmentation du poids chez les patients atteints du sida ou du cancer".
Seul hic : que ce soit pour des applications industrielles ou médicales,
reconvertir l'usage du kif en autre chose que notre bon vieux haschich
requiert l'installation d'industries nombreuses, performantes et
accessibles [et, sous cette forme, rapporterait beaucoup moins]. Dans le
Rif même. Mais, avant de penser aux usines, il faudrait d'abord commencer
par installer l'électricité et des routes asphaltées partout. Quarante-six
ans après l'indépendance, tout cela reste encore à l'état embryonnaire...
Alors, n'y a-t-il donc pas de solution ? Si, à condition de dépasser un
blocage intellectuel tenace, qui braque encore nos autorités et bon nombre
de nos concitoyens : légaliser le cannabis. Les témoignages scientifiques
médicaux ne manquent pas pour rappeler que, sur l'échelle de la nocivité et
de la dépendance, le cannabis vient bien après le tabac et l'alcool,
drogues pourtant parfaitement légales. Comme quoi, tout est question de
culture, et voilà un terreau de choix pour l'exercice du tant décrié
"impérialisme occidental". Même si c'est difficile pour certains d'entre
nous, imaginons que, demain, le cannabis devienne légal, au Maroc : sa
production tout comme son commerce et sa consommation. La cascade de
conséquences qui en découleraient induirait, sans que l'Etat ait rien
d'autre à faire que légiférer (ce qu'il fait très bien à défaut d'agir), un
boom économique extraordinaire : la région deviendrait une sorte de
gigantesque Amsterdam. (Ainsi, un paysan local déclare-t-il : "Laissez les
Européens venir fumer chez nous, et vous verrez les montagnes de devises
qu'on rapportera à ce pays." ) Et ce d'autant plus que les prix,
actuellement gonflés par les risques qu'induit l'illégalité, baisseraient.
Et que la qualité du hasch - concurrence oblige - deviendrait meilleure,
c'est-à-dire qu'il serait moins mélangé à diverses saloperies. Un immense
Amsterdam, donc, paysages magnifiques en sus. Car il n'y a pas que du kif,
dans le Rif, mais aussi de splendides cédraies à perte de vue, couvertes de
neige tout l'hiver... Le tourisme, même sans augmenter la capacité
hôtelière, juste en développant le logement "chez l'habitant" (trop heureux
de vendre sa production sur place, à bon prix), connaîtrait un boom
inégalable. Une idée circule, depuis quelque temps : monter un festival
international de musique "post-hippie" à Kétama, à l'image de celui
d'Essaouira. On vous laisse imaginer le succès...
Ahmed R. Benchemsi
Courrier International
07/11/2002, Numero 627
----------------
Rapporté par:
----------------
Raph
http://cannabis.free.fr
http://www.cannabistrot.net/documentation
"
Le CIRC est cité (comme ONG ) dans la presse marocaine, dans cet article
plutôt antiprohibitionniste de Ahmed R. Benchemsi, du journal Tel Quel
(Rabat, Maroc) publié dans Courrier International n°627 du 7 novembre 2002.
(e-mail : courrier@iway.fr)
"
Enquêtes et Reportages - Enquête UNE HYPOCRISIE MAROCAINE
Le kif du Rif : un secret mal gardé
Avec une production annuelle de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le
Maroc est le premier exportateur mondial de haschich. Une manne à la fois
illégale et providentielle qui fait vivre tout le nord du pays.
TEL QUEL
Rabat
Cultiver du kif [feuilles de cannabis], c'est interdit. Bien. Qu'un
cultivateur soit appréhendé par la gendarmerie nationale la main dans le
sac, si l'on ose dire, au milieu de son terrain pentu tout vert, tout
couvert de la plante interdite, quoi de plus normal ? Sauf que pour venir
l'appréhender dans sa montagne, les gendarmes ont dû traverser des hectares
et des hectares tout aussi verts, appartenant à tout autant de
contrevenants à la loi - non appréhendés, eux. Et, une fois qu'ils ont
arrêté le coupable, sur le chemin du retour vers leur brigade, les
représentants de l'ordre devront traverser à nouveau des dizaines de champs
toujours verts, dont les propriétaires continueront à dormir paisiblement -
libres. Pourquoi celui-là, en particulier, au milieu de tous les autres ?
Chacun y trouvant son avantage, les gendarmes d'ordre pécuniaire et leur
prisonnier d'ordre politique ("Le système est ainsi fait : on nous laisse
cultiver, et un jour, le Makhzen [nom donné au pouvoir marocain] s'abat,
arbitrairement. Quelques années de prison et la vie reprend son cours.
C'est la règle du jeu"...), aucun hurlement d'injustice n'a jamais troublé
la tranquillité montagneuse du Rif. Tout le monde fait semblant de ne rien
voir, de ne rien comprendre. A ce stade, ce n'est plus de l'hypocrisie,
c'est de la schizophrénie aiguë. Nous sommes aveugles, et pourtant
l'évidence est gigantesque, incontournable : avec une production annuelle
de plus de 100 000 tonnes de kif brut, le Maroc est le premier exportateur
mondial de haschich. Engendrant près de 2 milliards de dollars de revenus
par an, le cannabis est notre seconde ressource nationale, après les
transferts des émigrés... et bien avant les phosphates. Mais nos autorités
continuent à faire semblant d'ignorer tout cela.
Pourtant, à en croire le fameux rapport de l'Observatoire géopolitique des
drogues (OGD) commandité par l'Union européenne, qui occasionna tant de
bruit à sa parution, en 1994, "le ministère de l'Agriculture marocain fait
systématiquement élaborer chaque année, par ses services régionaux, des
statistiques précises et fiables [c'est l'OGD qui le dit]. Ces données,
centralisées à Rabat, restent strictement confidentielles." L'Agence pour
le développement du Nord (APDN), également installée à Rabat (!), créée en
1996 par Hassan II, conteste fortement ce chiffre de 2 milliards de
dollars. Mais n'en propose aucun autre en échange. L'APDN avance par
ailleurs le chiffre de 30 000 tonnes de production annuelle (dix ans
auparavant, l'OGD l'estimait à 100 000 tonnes). Quant à la surface des
terres cultivées, elle est estimée par l'agence à 75 000 hectares. Ce
chiffre sera "affiné", disent les responsables de l'agence, par "un système
de mesures des superficies par télédétection".
La production de kif, au début des années 90, faisait vivre plus de 200 000
familles d'agriculteurs. Avec l'accroissement démographique galopant de la
région, il ne serait pas déraisonnable de réévaluer ce chiffre à 300 000.
Depuis l'ouest du détroit de Gibraltar, au bord de la Méditerranée, à Al
Hoceima et Tétouan, jusqu'à la côte Atlantique, à Larache et à Sidi Kacem,
des témoignages directs ont été recueillis sur l'existence de cultures.
Bref, avec le silence (rémunéré) des autorités, c'est aujourd'hui tout le
Nord qui vit de cette manne aussi bien illégale que providentielle. Pour
reprendre le bon mot d'Abderrahmane Hammoudani, ancien député-maire de la
région, "le kif ne tue pas ; la faim, si". Et la faim, c'est ce qui
attendrait une grosse partie des 5 millions de personnes qui peuplent le
nord du Maroc, si elles venaient à attendre une quelconque aide de l'Etat.
"Tous les projets dans le Nord sont des initiatives privées. La seule
intervention étatique est de nature répressive." La plupart des "écoles"
sont en fait des msid, écoles coraniques proches des douars (quartiers).
Pour passer le bac, il faut se rendre à Chaouen ou à Tétouan [deux grandes
villes de l'intérieur]. Quant à la fac, il faut pour s'y inscrire s'exiler
à Fès ou à Oujda [ville située à la frontière algérienne], ce qui, bien
sûr, n'est pas à la portée de l'écrasante majorité des jeunes. D'après la
chercheuse marocaine Ansaf Ouazzani, "en l'absence de tout développement
économique et social, la région du Rif, historiquement réfractaire au
pouvoir central, deviendrait une véritable poudrière si ce moyen de survie
lui était retiré". La preuve, rapportée par la même chercheuse : "L'année
1995 restera dans les annales comme celle où les villageois, femmes et
enfants en première ligne, ont investi les champs pour empêcher les
gendarmes de les brûler sur pied. A leurs yeux, c'était un droit qu'ils
défendaient." De source bien informée, un haut responsable de l'Etat a
déclaré que, dès après la récolte 2002 (septembre), la répression armée de
la culture et du trafic allait reprendre, et plus fort que d'habitude.
Objectif : l'éradication totale du kif à l'horizon 2008. Cela pourrait
constituer une solution, après tout. Mais, rappelle le Collectif
d'information et de recherche cannabique (CIRC), une ONG française
[défendant la légalisation du cannabis] , "la prohibition, système pervers,
loin d'endiguer le trafic et la consommation, les dynamise. Elle rend plus
dangereux les produits, coûte très cher, transforme des millions de
citoyens en délinquants et en criminels potentiels."
Dans les lettres qu'ils ont envoyées aux députés français en 1997 (chacune
lestée d'un joint), les militants, médecins et éminents professeurs du CIRC
ont notamment écrit : "La cécité est réservée aux drogues des autres. Le
vin est naturellement perçu par un Européen comme une culture, et ce n'est
qu'au prix d'un gros effort qu'il sera analysé comme une drogue. Sans que
cette prise de conscience amène le législateur à vouloir l'interdire,
d'ailleurs [...]. Si le cannabis reste encore interdit, c'est parce que le
sortir du régime de la prohibition, ce serait ouvrir les marchandages
politiques, économiques et diplomatiques." L'expression "marchandages
économiques" prête à sourire quand on connaît la triste réalité de notre
pays en matière de corruption. Surtout dans une zone aussi "rentable" que
le Rif, dans laquelle les affectations d'agents d'autorité se monnaient
cher.
Mais alors, que faire ? Des cultures alternatives ? "Les propositions en
matière d'agriculture, écrit Ansaf Ouazzani, doivent offrir à peu près le
même rapport de bénéfice que le kif pour obtenir l'aval des agriculteurs,
qui ne sont pas près d'abandonner la culture du kif pour planter du blé ou
de l'orge !" L'APDN avait proposé aux paysans, il y a quelques années, de
planter à la place... du jojoba (utilisé dans certains shampoings et
produits de toilette de luxe). On en rit encore, dans la région. Si encore
les agriculteurs en vivaient confortablement, ils pourraient envisager une
culture moins rentable mais légale. Mais le kif, tout rentable qu'il soit,
leur permet à peine de vivre ! Pas étonnant que le chercheur Abdelouahed
Sekkat, qui a travaillé avec l'APDN, en arrive au constat suivant : dans la
province d'Al Hoceima, "70 % de la surface agricole utile (SAU) est occupée
par le cannabis ; le reste est occupé par les céréales, les légumineuses et
fourrages". Et on imagine que ce "reste" est cultivé non en fonction de son
rendement, mais parce que les villageois essaient de maintenir un minimum
de culture de subsistance.
Autre solution envisagée : autoriser la culture du kif, mais interdire sa
transformation en drogue. D'après un rapport scientifique canadien détaillé
qu'on peut trouver sur Internet, la plante, en effet, peut servir à bien
d'autres choses. Avant la Seconde Guerre mondiale, on se servait largement
du cannabis, ou chanvre indien, pour fabriquer divers produits (cordes,
ficelles, fil grossier, tissus, papier, matériaux de construction).
Cependant, en raison de la réputation sulfureuse qu'il traînait, vers 1935,
certains pays développés ont interdit la culture du chanvre. Depuis,
rapporte l'OGD, "il y a eu un recul des cultures de chanvre au niveau
mondial. On est ainsi passé de 1 million d'hectares en 1950 à moins de 250
000 ha en 1980. Le chanvre a souffert de la concurrence des fibres
synthétiques." Mais le chanvre peut revenir comme... matière première pour
les plastiques et les résines cellulosiques. Et ses graines peuvent servir
à l'alimentation ou à la production d'huile. Encore mieux : certains
chercheurs en médecine signalent les bienfaits de la plante dans le
traitement de maladies telles que le sida, l'anorexie ou le glaucome.
D'après Harold Kalant, professeur canadien en pharmacologie, "le THC pur
[principe actif du cannabis] est déjà disponible légalement sur ordonnance,
sous la forme de capsules à consommer par voie orale, pour le traitement
des nausées et des vomissements, la stimulation de l'appétit et
l'augmentation du poids chez les patients atteints du sida ou du cancer".
Seul hic : que ce soit pour des applications industrielles ou médicales,
reconvertir l'usage du kif en autre chose que notre bon vieux haschich
requiert l'installation d'industries nombreuses, performantes et
accessibles [et, sous cette forme, rapporterait beaucoup moins]. Dans le
Rif même. Mais, avant de penser aux usines, il faudrait d'abord commencer
par installer l'électricité et des routes asphaltées partout. Quarante-six
ans après l'indépendance, tout cela reste encore à l'état embryonnaire...
Alors, n'y a-t-il donc pas de solution ? Si, à condition de dépasser un
blocage intellectuel tenace, qui braque encore nos autorités et bon nombre
de nos concitoyens : légaliser le cannabis. Les témoignages scientifiques
médicaux ne manquent pas pour rappeler que, sur l'échelle de la nocivité et
de la dépendance, le cannabis vient bien après le tabac et l'alcool,
drogues pourtant parfaitement légales. Comme quoi, tout est question de
culture, et voilà un terreau de choix pour l'exercice du tant décrié
"impérialisme occidental". Même si c'est difficile pour certains d'entre
nous, imaginons que, demain, le cannabis devienne légal, au Maroc : sa
production tout comme son commerce et sa consommation. La cascade de
conséquences qui en découleraient induirait, sans que l'Etat ait rien
d'autre à faire que légiférer (ce qu'il fait très bien à défaut d'agir), un
boom économique extraordinaire : la région deviendrait une sorte de
gigantesque Amsterdam. (Ainsi, un paysan local déclare-t-il : "Laissez les
Européens venir fumer chez nous, et vous verrez les montagnes de devises
qu'on rapportera à ce pays." ) Et ce d'autant plus que les prix,
actuellement gonflés par les risques qu'induit l'illégalité, baisseraient.
Et que la qualité du hasch - concurrence oblige - deviendrait meilleure,
c'est-à-dire qu'il serait moins mélangé à diverses saloperies. Un immense
Amsterdam, donc, paysages magnifiques en sus. Car il n'y a pas que du kif,
dans le Rif, mais aussi de splendides cédraies à perte de vue, couvertes de
neige tout l'hiver... Le tourisme, même sans augmenter la capacité
hôtelière, juste en développant le logement "chez l'habitant" (trop heureux
de vendre sa production sur place, à bon prix), connaîtrait un boom
inégalable. Une idée circule, depuis quelque temps : monter un festival
international de musique "post-hippie" à Kétama, à l'image de celui
d'Essaouira. On vous laisse imaginer le succès...
Ahmed R. Benchemsi
Courrier International
07/11/2002, Numero 627
----------------
Rapporté par:
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Raph
http://cannabis.free.fr
http://www.cannabistrot.net/documentation