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Les cartels font pousser le cannabis aux Etats-Unis

MessagePosté: 21 Jan 2013, 04:27
par raph
J'aurais aimé mettre le texte en forme mais ce n'est vraiment pas pratique...
J'ai écrit au "Monde 2" à propos de cette enquête, et ils m'ont publié :)
Lire à la suite.

Les cartels font pousser le cannabis aux Etats-Unis
10.000 tonnes par an : c’est la production actuelle de marijuana sur le sol américain, en progression constante. Les plantations clandestines sous le contrôle de cartels latino-américains envahissent parcs nationaux et forêts privées. Et les moyens de lutte restent insuffisants. Reportage en Californie.
De notre envoyée spéciale aux Etats-Unis Louise Couvelaire.
Le “Monde 2” n°253 du 20/12/8

Il flotte dans l’air un parfum de paradis artificiel. Son arôme embaume la montagne. Les effluves d’abord se devinent, ils taquinent délicatement les narines. Plus on s’enfonce dans la forêt, plus le bouquet se corse. Impossible de planer rien qu’en humant, vous assure-t-on. Pourtant, vous avez bel et bien la tête qui tourne : perdue dans les hauteurs du grand nord californien, à mille lieues des zones habitées et des routes, planquée sous les arbres... une plantation de marijuana ! Pas un petit jardin secret, cultivé en douce par un amateur de joints local. Ceux-là sont pléthore en Californie, mais ils se contentent d’entretenir quelques dizaines de pieds, le plus souvent dans leur garage. Non. Ici, le cannabis pousse en quantité industrielle. Et reçoit manifestement les meilleurs soins. Un système d’irrigation ultrasophistiqué arrose chacun des plants, certaines branches sont coupées de façon à laisser filtrer juste ce qu’il faut de lumière... C’est l’oeuvre de professionnels.

Mauvaise nouvelle pour Dean. A 46 ans, cet ancien salarié d’une entreprise de hig-tech s’est reconverti en éleveur de l’Ouest et vit au rythme de ses cochons sauvages et de ses brebis. Lorsqu’il a quitté la ville pour faire construire un ranch sur les sommets du comté de Sonoma, il croyait s’offrir un aller simple pour une vie paisible dans un havre retiré. Et voilà qu’il se retrouve au milieu d’un champ de bataille.
Alors que sa maison était encore en chantier, son entrepreneur l’a appelé, affolé : « Il y a des policiers en tenue de combat partout, des hélicoptères...» Dean a foncé sur ses terres et découvert qu’elles abritent des dizaines d’hectares de plantations illégales. Une fortune qui ne lui appartient pas : sa propriété est exploitée par... les cartels mexicains ! Assommé, Dean a songé à plier bagage, mais il est trop tard pour retirer ses billes.
Depuis, l’homme s’est habitué aux incursions musclées des forces de l’ordre, et s’est équipé : il n’arpente jamais son domaine sans son pistolet 357 Sig et disperse un peu partout des panneaux indiquant : « Oui, nous sommes amis avec les agents de la police antinarcotique et patrouillons sans relâche les environs ». Le message est destiné aux cerbères armés qui gardent et entretiennent les précieuses cultures, et vivent sur place, dans des campements de fortune, la moitié de l’année. Ces hommes de mains à la solde des gros bonnets sont aussi peu accommodants que leurs patrons. Dean n’est pas le seul à craindre leur présence.
Partout en Californie, ces plantations clandestines se multiplient. Chez les propriétaires privés comme dans les forêts et les parcs nationaux. Là où il est difficile d’accéder à pied, dans les coins les plus reculés des montagnes, à l’abri de la flore et loin des regards. « Nous avons trouvé deux exploitations l’an dernier et avons arrêté un garde, confirme le ranger Scott Gedimar, du parc de Yosemite. Nous avons plus de 300 kilomètres de pistes, nous savons qu’il y en a d’autres. Le parc de Sequoia en compte plus encore, il y a même eu des échanges de coups de feu. Nos rangers suivent désormais un entraînement spécial afin d’apprendre à repérer la plante et de parer aux rencontres malheureuses. »

« Jardins de marijuana »

Dès 2005, les parcs nationaux commençaient à tendre la sébile à Washington et portaient le problème devant le Congrès. Des cartels latino-américains qui cultivent du chanvre à tour de bras aux Etats-Unis ? Cela paraît irréel. Et pourtant. Depuis 1981, la production de cannabis made in USA a été multipliée par dix : elle est estimée aujourd’hui à 10.000 tonnes par an ! Contrairement aux idées reçues, le gros de la marchandise ne sort pas des cuisines des Californiens adeptes de la fumette qui profitent de la légalisation du cannabis médical pour arrondir leurs fins de mois : « la production indoor (à l’intérieur), même si elle ne cesse de croître, ne représente que de 5 à 10 % de la totalité de la production américaine : le reste provient de ces cultures outdoor (à l’extérieur) », évalue Jon Gettman, ancien président de l’Organisation nationale pour la réforme de la législation sur la marijuana (NORML) et contibuteur récurrent au magazine on-line High Times.
Malgré elle, l’Amérique est une véritable terre d’accueil pour les cultivateurs de chanvre. Certains Etats comme le Tennessee, l’Oregon, Hawaï, l’Etat de Washington ou la Virginie occidentale offrent des conditions de pousse idéales. Grace à leur climat d’abord : un équilibre parfait entre soleil, pluie et température. À leur topographie ensuite : de nbreuses rivières et des étendue vastes et reculées qu’il est impossible de passer au peigne fin. A la géographie enfin : la Californie, par exemple, jouxte le Mexique, la Virginie-Occidentale est située au coeur du marché très lucratif de la Côte est.
« Tous ces éléments combinés résonnent comme une invitation à cultiver de l’herbe, déplore Holly Swartz, porte-parole du CAMP (Campagn Aagaint marijuana planting), l’agence gouvernementale qui lutte contre cette prolifération. Nous avons noté une accélération du phénomène après les attentats du World Trade Center : les contrôles aux frontières étant beaucoup plus drastiques, les trafiquants préfèrent produire sur place, là où sont les consommateurs, plutôt que de risquer de se faire arrêter par les douaniers. » Résultat, les Etats-Unis sont en passe de devenir le numéro un mondial de la production de marijuana. Selon Jon Gettman, auteur du « Bulletin of Cannabis Reform », une étude réalisée en 2007, la récolte annuelle de cannabis engendre 35 milliards de dollars de revenus chaque année, loin devant le maïs (un peu plus de 20 milliards), le soja, le foin, les légumes, le blé ou le tabac. À elle seule, la Californie rapporte 1,5 milliard de dollars de chiffre d’affaires annuel, ce qui la place en tête des régions les plus prolifiques.
Cela fait depuis plus de vingt ans que les autorités combattent cette invasion. « Dans les années 1980 quelques plantations étaient dirigées par des Américains, mais elles étaient peu nombreuses, raconte Brent Wood, qui dirige l’unité d’enquête spécialisée de Central Valley, dont le QG est à Fresno. Les Mexicains sont arrivés au milieu des années 1990 et se sont mis à planter de façon massive.» Dès 1983, Washington a créé le CAMP, composé d’agents issus d’organismes locaux et fédéraux. En collaboration avec plus d’une centaine d’agences publiques, l’agence gouvernementale est chargée d’éradiquer ces « jardins de marijuana ». L’année de sa création, elle saisissait un peu plus de 64.500 pieds de cannabis. En 2007, elle a conduit plus de 470 raids et battu tous les records : près de 3 millions de plants détruits. Presque le double de l’année précédente. Un travail titanesque et onéreux. Autant les Américains encouragent les pays producteurs, tels que la Colombie ou l’Afghanistan, à anéantir ces cultures en utilisant des herbicides - comme le glyphosate, dont les effets sont nocifs pour la faune et la flore -, autant ils refusent d’en vaporiser sur leur territoire. Résultat, munis de machettes, de ciseaux et de couteaux, les agents sont contraints de couper un à un, et à la main, chacun des plants !

Comme ce jour-là, sur les terres de Dean : 22.000 en quelques heures à peine. Sous la houlette du CAMP, une quinzaine d’agents du bureau du shérif, de la DEA (Drug Enforcement Administration), de la garde nationale et quelques volontaires payés 20 dollars de l’heure, se retrouvent aux aurores dans le hall d’un hôtel de la ville d’Ukiah, le point de ralliement. Un cortège de huit voitures s’élance en direction des montagnes de Stewarts Point Road. La cible n’est pas choisie au hasard. Dès le mois d’avril, Erik, 37 ans, pilote d’hélicoptère sous contrat avec l’agence gouvernementale, survole les zones à risques. Altitude, sources d’eau, distance par rapport aux habitations... Autant d’indices qui permettent d’identifier les lieux les plus propices pour planter. Son appareil est équipé d’un GPS et de capteurs de chaleur, pour mesurer la température des sols et savoir sur-le-champ si un cours d’eau a été dévié.

Grâce à ces premières informations, Barry établit un plan de bataille, comté par comté, semaine par semaine, échelonné jusqu’en octobre, le mois qui signe la fin de la période de pousse. Surnommé Iceman par ses collègues « parce qu’il ne perd jamais son sang-froid », Barry, queue-de-cheval blonde et lunettes noires, est le ROC — entendez le Regional Operation Entender. C’est lui qui dirige toutes les opérations de la région. Sur place, il envoie une nouvelle fois Erik en patrouille. Un œil de lynx, ce pilote, capable de repérer en un petit tour d’hélico l’emplacement exact des brins d’herbe suspects : « Même si les pieds sont planqués sous les arbres, le vert est très différent de celui des autres, il est presque fluorescent et donc il s’identifie facilement. » Tout est relatif. Après cinq passages en rase-mottes, un observateur non averti peine toujours à apercevoir la plante en question. Une autre astuce : « Ils ont beau essayer de camoufler l’intervention en plantant en zigzag, les formes restent malgré tout très géométriques et régulières : la nature ne pousse pas en ligne droite ! », explique l’un des policiers.

Gardes à la gâchette facile

Après avoir localisé la plantation, les agents se font hélitreuiller deux par deux à quelques dizaines de mètres des lieux. Pas question d’atterrir directement au cœur de l’exploitation et risquer de tomber nez à nez avec des gardes à la gâchette facile. Ils préfèrent leur laisser une chance de se carapater, quitte à les attraper plus tard : « Ils vivent ici pendant des mois et ils connaissent la montagne comme leur poche : face à eux, nous sommes bien trop désavantagés, d’autant que nous devons courir avec 1,2 kilos de matériels sur nous — pistolet, munitions, trousse de premier secours, radio, nourriture, eau... », explique Barry. Son équipe se rappelle le jour où l’un des leurs a reçu une balle dans la jambe : il a fallu attendre des heures pour le faire évacuer. Depuis, elle joue la carte de la prudence.
Tous n’ont pas la même philosophie. Autre comté, autre approche. Dans la région de San José, le bureau du shérif milite en faveur de tactiques plus offensives. Les policiers mettent le paquet pour prendre les petites mains sur le fait. Le plus souvent, ils bannissent l’hélicoptère : trop bruyant et annonciateur de leur arrivée. Ils préfèrent crapahuter pendant des heures dans la montagne afin de leur tomber dessus par surprise : « C’est notre boulot de les attraper, insiste Gregg, 38 ans, inspecteur à San José. Ce matin, nous en avons arrêté quatre. »
Une stratégie dangereuse. Ce matin-là, ils ont aussi échangé des coups de feu, faisant un mort... côté mexicain. Les agents du CAMP n’ont guère apprécié leur initiative solo : ils n’avaient pas attendu les renforts. Une enquête est en cours. « C’est un risque inutile, affirme Chris, 44 ans, du bureau du shérif du comté de Sonoma. De toute façon, ils ne disent rien et ne savent rien. Ils sont au bas de l’échelle de l’organisation, ils paient leur passage aux Etats-Unis en gardant les lieux pendant six mois et s’acquittent ainsi de leur dette de 5000 dollars environ. Mais ils sont embauchés par les passeurs, qu’on appelle les coyotes, et n’ont jamais rencontré les cerveaux. » Pas si sûr. « Certains en font leur job d’été et vont de jardin en jardin, ceux-là connaissent parfois des intermédiaires importants », affirme Brent Wood, de l’unité d’investigation de Central Valley. Sa mission ? Démasquer les réseaux qui se cachent derrière ces plantations.

5000 dollars le tuyau

En quelques années, trois de ces groupes d’investigations ont vu le jour. « Notre unité a été créée il y a trois ans et notre programme est encore expérimental », explique Brent. Lui et ses huit collaborateurs doivent faire leurs preuves. « Plus que des cartels, ce sont en réalité des familles, raconte-t-il. Nous avons découvert que la plupart sont originaires de ranchs situés dans la région de Michoacan, au Mexique, et elles sont plusieurs centaines à cultiver de ce côté-ci de la frontière. »
Chaque semaine, son équipe reçoit des dizaines d’appels et de tuyaux (rémunérés jusqu’à 5000 dollars s’ils s’avèrent excellents). Pas facile de faire le tri et de choisir la bonne piste. Mais il n’est peu fier de son tableau de chasse. Dans son bureau, les photos de saisies de tonnes de cannabis sont accrochées au mur et celles de sa dernière série d’arrestations trônent en bonne place. Mais il préfère disserter sur l’une de ses plus belles réussites, déjà passée en jugement et bouclée en 2005, celle d’Estanislao Pulido. Le père officiait déjà dans le business de la drogue, mais au Mexique. Le fils a choisi de s’installer aux Etats-Unis, dans un ranch situé au nord de Fresno. Un papa modèle, cet Estanislao, vivant comme un Monsieur Tout-le-monde. « Et on ne l’aa jamais entendu jurer au téléphone », s’étonne toujours Brent. Le trafiquant a été sur écoute pendant des mois. Au terme de cette longue traque, les enquêteurs ont arrêté 60 personnes et découvert dans l’une des granges du ranch de Pulido 1.500 kilos de chanvre, 4 kilos de cocaïne et 2 kilos de métamphétamines. Estanislao a plaidé coupable et s’est retrouvé assigné à résidence le temps que son jugement soit prononcé. L’occasion de prendre la fuite. Depuis, personne ne l’a revu.
Personne n’est dupe non plus. Les consommateurs sont sûrs de retrouver sa marchandise dans la rue. Au royaume de la marijuana, la californienne est reine. C’est la meilleure came du marché. La plus forte aussi : elle concentre le plus haut taux de THC, la substance qui agit sur le cerveau. Et la plus chère, les amateurs de la Côte se l’arrachent à prix d’or : de 4000 à 5000 dollars les 500 grammes, soit cinq fois plus que la mexicaine. Sacrée culbute. Le CAMP estime que le total des saisies réalisées en 2007 (près de 3 millions de pieds) représente une valeur marchande de plus de 11,5 milliards de dollars.
Le marché est florissant, les acheteurs ne manquent pas. Malgré les millions investis chaque année dans la lutte contre la drogue et la prévention, le nombre de fumeurs de pétards atteint les 25 millions, selon une étude gouvernementale. Un pactole auquel les trafiquants ne sont pas près de renoncer. La ruée vers le chanvre ne fait que commencer.


Un fléau pour la nature
La culture de cannabis ne donne pas seulement du fil à retordre aux forces de l’ordre, elle dégrade considérablement l’environnement

La vision est sinistre. Cannettes de soda vides, bouteilles plastique, boîtes de conserve entamées, scs d’engrais, bombonne de gaz, liquide vaisselle… Les déchets jonchent le sol. Ils l’empoisonnent aussi.
Les gardiens des lieux vivent sur place au moins six mois de l’année. Perchés dans les montagnes, ils s’installent dans des tentes ou sous des abris improvisés. Parfois même ils creusent le roc, façon troglodytes ou se tapissent sous terre, dans des tunnels. La principale consigne ? Se rendre invisible. Ils limitent donc le nombre de leurs aller et retours destinés à s’approvisionner et ne s’embarrassent pas non plus des poubelles. Un fléau pour la faune et la flore. Les pesticides et les fertilisants qu’ils utilisent pour faire pousser le cannabis polluent les rivières. Afin de permettre au soleil de percer, ils coupent les arbres. Ils se distraient en chassant les animaux et posent des pièges. « Plusieurs ours ont ainsi été tués au cours des dernières années », déplore Scott Gediman, du parc national de Yosemite. Les parcs nationaux pleurent pour obtenir des subventions. Hors période de pousse, les policiers, désormais toujours accompagnés d’agents du Department of Fish & Game (préservation de la vie sauvage), passent une bonne partie de leur temps à retourner sur leur pas afin de « restaurer » les sites. Estimation du coût du nettoyage d’un campement : 50.000 dollars.

Louise Couvelaire, “les cartels font pousser le cannabis aux Etats-Unis”, Le Monde 2 n°253, 20/12/8, pp. 28-31
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Au courrier du “Monde 2” n°255 du 3/1/9

(entre crochets, ce qui n’a pas été publié) :

Les leçons de la Prohibition

Dans son enquête sur la culture florissante de cannabis en Californie (Le Monde 2 du 20/12/8 ), votre journaliste livre une bonne description factuelle du phénomène, mais omet d’évoquer la cause primordiale de tous les dommages recensés dans l’article. Si le cannabis, “mauvaise” herbe connue depuis des millénaires, [ne nécessitant que lumière et eau], engendre aujourd’hui 35 milliards de revenus chaque année aux Etats-Unis, c’est uniquement parce que sa prohibition a rendu sa culture et son commerce très lucratifs... pour les trafiquants. Leur motivation pour en tirer profit à tout prix, au détriment de toute considération morale, et a fortiori, écologique - sera toujours plus forte que celle des fonctionnaires des stups, fussent-ils très bien payés et surentraînés. Refusant l’escalade d’une lutte sans fin, des combattants de première ligne (policiers, militaires, agents de la DEA, juges, avocats...) militent depuis 6 ans au sein de l’association Law Enforcement Against Prohibition (LEAP). Associés à la Criminal Justice Policy Foundation (CJPF), ils ont récemment initié une campagne, "We can do it again", visant à abolir la prohibition des drogues, tout comme prit fin, il y a 75 ans, l’expérience désastreuse de la Prohibition de l’alcool. Il n’est jamais trop tard pour de tirer les enseignements de l’Histoire.
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Raph