Cannabis, le faux ami?
Faut-il dépénaliser le cannabis? L'initiative soumise au vote le 30 novembre relance un vieux débat.
Sylvie Arsever
Vendredi 21 novembre 2008
«Legalize it»? Le débat posé par l'initiative «Pour une politique raisonnable en matière de chanvre protégeant la jeunesse» sonne, de ce côté de la Sarine du moins, comme la rediffusion d'un disque archi-connu mais rendu un peu exotique par les rayures et le vieillissement des techniques d'enregistrement. Il est aussi vieux que l'interdiction des dérivés du chanvre en Occident et comporte depuis l'origine une vigoureuse opposition sur la dangerosité du produit.Le cadre de la discussion, toutefois, s'est resserré. Les théories, majoritaires dans les années 1970, qui représentaient le cannabis comme une drogue fortement addictive, susceptible d'entraîner la stérilité, l'effondrement immunitaire et induisant presque systématiquement une escalade vers l'héroïne ne sont plus soutenues que par un petit quarteron d'irréductibles opposants. La défense d'une herbe doucement planante, sans effets nocifs sur les bronches et les poumons ni risque de dépendance a elle aussi vu ses troupes se restreindre fortement.Le tableau sur lequel la majorité des spécialistes semble s'entendre aujourd'hui est celui d'un produit relativement inoffensif pour une majorité de consommateurs, surtout adultes, mais susceptible de lourdes complications pour une minorité dans laquelle figurent surtout des adolescents. Sur le reste: proportion relative des consommateurs non problématiques et des autres, gravité et nature exacte des complications, la discussion reste ouverte.
• Quelle dépendance? La question a connu des états fort divers. Prenant leur distance d'avec une théorie officielle qui présentait haschisch et marijuana comme des produits pratiquement aussi rapidement addictifs que l'héroïne, les spécialistes ont longtemps minimisé le risque de dépendance. Cette attitude était notamment justifiée par le fait que de nombreux consommateurs, même excessifs, parviennent à reprendre la situation en main sans aide extérieure.Avec le reflux des toxicomanies aux opiacés, toutefois, les programmes d'aide ont vu apparaître des demandes liées à une consommation excessive de cannabis. Souvent, relève le docteur Marina Croquette-Krokar, directrice de la Fondation Phénix à Genève, le cannabis n'est qu'un parmi d'autres problèmes, liés à l'alcool, à des difficultés psychiques, familiales, professionnelles ou scolaires. Mais c'est bien lui qui motive la consultation, et l'abandon du produit peut s'accompagner de symptômes de manque.Quel risque un consommateur occasionnel a-t-il de développer une dépendance? Certains évoquent le chiffre d'un sur dix, la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues cite, dans un rapport rédigé en 2008, un risque dix fois moindre.
• Un produit plus dangereux? Le risque de dépendance est fortement lié à la dose de principe actif – le delta 9 tetrahydrocannabinol ou THC – absorbée. Or cette dernière a beaucoup varié ces dernières années avec le développement de variétés produites en intérieur, sous administration systématique d'engrais et éclairage artificiel constant. Les taux records obtenus dépassent le 30% et on évoque une moyenne supérieure à 10%.Cette évolution remet en question le statut de drogue «douce» parfois attribué au cannabis. A un dosage plus fort, toutes les drogues deviennent plus violentes, de l'opium à la coca en passant par les boissons alcoolisées. Pour le cannabis, cela se traduit notamment, explique Marina Croquette-Krokar, par des hallucinations et des épisodes de perte de contrôle très angoissants. Une partie des consommateurs – surtout moins jeunes et plus expérimentés – corrigent le phénomène soit en recherchant des variétés plus naturelles, soit en modifiant les mélanges. Mais les adolescents, relève encore Marina Croquette-Krokar, n'affichent pas la même méfiance. Au contraire, les produits forts favorisent leur tendance à la défonce, affichée aussi dans l'usage du «binge drinking»
• Interdit aux ados?C'est le point sur lequel tout le monde est aujourd'hui d'accord. Une découverte récente est à l'origine de cette unanimité, explique Pierre-André Michaud, médecin chef de l'unité de santé des adolescents au CHUV: le cerveau continue de se former jusque vers vingt ans. «Dans ces conditions, tout produit psychotrope présente un risque fortement accru avant cet âge. La partie qui reste en formation, le cortex préfrontal, est justement celle qui gère les sensations et le contrôle des impulsions. Les adolescents sont donc mal armés pour faire face à des produits qui modifient les sensations et augmentent l'impulsivité. On peut même imaginer que leur cerveau incorpore la donnée «drogue» dans son développement ultérieur et crée des circuits déterminés par les produits consommés.»Les consommations problématiques qui inquiètent aujourd'hui les spécialistes apparaissent en grande majorité dans l'adolescence. Le cannabis y joue un rôle plus ou moins envahissant mais toujours central. «Il diminue la capacité de concentration et la mémoire. Il engendre donc rapidement des problèmes scolaires, qui peuvent déboucher sur un isolement croissant et, à terme, en repli complet sur soi-même», note le psychiatre Marco Merlo, responsable notamment du programme genevois Jade dédié aux jeunes adultes présentant des troubles psychiques débutants.Cette évolution, qui peut prendre des tournures plus ou moins graves, n'est pas fatale. Certains jeunes consommateurs ne cessent ni d'avoir de bons résultats ni de mener une vie sociale satisfaisante. Le risque démultiplié amène toutefois les spécialistes de l'adolescence à favoriser un message préventif sans ambiguïté, que Pierre-André Michaud résume ainsi: «Pas de cannabis avant 18 ans. On connaît l'attrait de l'interdit et on sait qu'il y aura des infractions. Mais c'est une chose de goûter à un produit qu'on sait dangereux et c'en est une autre de croire qu'on peut y aller sans problème.»
• Danger de folie? La question a concentré le débat ces dernières années. Plusieurs études ont mis en évidence un lien statistique entre consommation de cannabis et risque de développer une schizophrénie. La question de savoir si ce lien est également causal reste disputée, même si une majorité de spécialistes s'accorde aujourd'hui pour évoquer un risque accru. «La difficulté, relève Marco Merlo, est liée au fait que la schizophrénie peut être engendrée par une multiplicité de facteurs, qu'on ne connaît pas tous. La consommation, surtout précoce, de cannabis, peut en être un. Elle peut aussi agir indirectement, en favorisant une rupture scolaire qui va précipiter l'apparition de la maladie.» Tout le monde est aujourd'hui d'accord sur ce rôle de déclencheur possible – et donc sur le danger que présente le cannabis pour les personnes fragilisées psychiquement. Danger d'autant plus grand que, souvent, ces personnes sont plus attirées que d'autres par le produit – ce qui peut aussi renforcer la corrélation statistique entre chanvre et psychose.Le risque d'induire une psychose concerne-t-il aussi des individus qui n'auraient sans ça jamais eu de problème? Ce point est moins clair. «La schizophrénie, relève Pierre-André Michaud, se développe sur un terrain biologiquement prédéterminé. Cela dit, il est possible que certains usagers réguliers n'auraient pas développé de symptômes sans le cannabis. En revanche, il est certain que tous les usagers ne sont pas concernés. Si c'était le cas, on connaîtrait une explosion des psychoses.»Le nombre de ces dernières, mal mesuré, semble augmenter un peu, un phénomène qui peut être en partie lié à des diagnostics plus systématiques. Le cannabis joue-t-il un rôle? Les spécialistes sont divisés, les plus pessimistes étant les cliniciens qui côtoient de près la minorité de consommateurs à gros problèmes. «Entre 18 et 24 ans, relève Marco Merlo, sept patients psychiatriques hospitalisés à Genève sur dix sont également consommateurs de cannabis.»
• Mauvais pour les bronches? Sans l'ombre d'un doute. Si la nocivité propre du cannabis reste discutée, il est établi que les dégâts liés à la combustion sont démultipliés par son effet broncho-dilatateur. A consommation égale – c'est-à-dire en cas de consommation très élevée de cannabis –, le risque de complications respiratoires est nettement supérieur à celui induit par la cigarette.
• Un médicament? Le cannabis, tous ses usagers le savent, détend et stimule l'appétit. Ces mêmes propriétés peuvent faire l'objet d'un usage thérapeutique. Des dérivés du cannabis sont utilisés pour lutter contre les nausées, notamment dans le cadre des chimiothérapies, et des patients atteints de sida et d'hépatite l'utilisent aussi de façon sauvage dans le même cadre. Les propriétés analgésiques et antispasmodiques du cannabis amènent certains médecins à le prescrire aux paralysés médullaires ou aux personnes souffrant de sclérose en plaques. Quelques études laissent entrevoir des utilisations prometteuses dans le cadre de la prévention du glaucome et dans le traitement de certaines maladies neurologiques dont la maladie d'Alzheimer. Ces différentes possibilités thérapeutiques sont toutefois peu explorées, sans doute en raison du statut légal du chanvre, mais plusieurs législations – dont la nouvelle mouture de la loi sur les stupéfiants soumise à référendum le 30 novembre – entrouvrent la porte à certains usages médicaux du cannabis.
source :http://www.letemps.ch/template/tempsFort.asp?page=3&article=244459