Grand Angle
Toronto, graine de gang
Après des années de tranquillité, la capitale de l'Ontario a connu, en
2005, une montée de la violence armée. La ville la plus riche du Canada
est-elle devenue une ville nord-américaine comme les autres ?
Par Hélène DESPIC-POPOVIC
vendredi 20 janvier 2006
Toronto envoyée spéciale
Quelques peluches blanches, la couleur de l'innocence, quelques fleurs et
quelques messages d'adieu, écrits par des mains malhabiles, signalent
encore sur le trottoir de la rue Yonge, la plus grande artère commerçante
de Toronto, l'endroit précis où la petite Jane Creba a été atteinte
mortellement d'une balle perdue. Le drame a eu lieu à une heure de grande
affluence, un jour de grande affluence puisqu'il s'agit du Boxing Day, ce
lendemain de Noël où parents et enfants se précipitent dans les magasins
pour échanger les jouets qui ne fonctionnent pas et où commencent les
soldes hivernales. Il s'est produit devant deux temples de la consommation
réservés à la jeunesse : le magasin de CD SAM, l'un des mieux
approvisionnés de la ville, et celui de chaussures de sport Foot Locker,
dont les baskets branchées remportent les suffrages des gosses de riches
comme des gosses de rues. C'est là que Jane Creba, une blonde adolescente
de 15 ans, a achevé sa courte vie et que six autres passants ont été
blessés, pris sous la mitraille de gangs de jeunes Noirs se disputant des
territoires de revente de drogues.
Un choc pour «Toronto la Bonne» (Toronto the Good), capitale de la province
d'Ontario et mégapole financière du Canada, où ce meurtre a porté à 78 le
nombre d'homicides enregistrés en 2005 et à 52 (contre 28 l'an dernier) le
nombre de meurtres commis avec des armes à feu, un record après des années
de quiétude. Un traumatisme suffisant pour commencer à douter de soi.
Est-ce bien de Toronto dont on parle ? De la ville que, militant pour le
contrôle des armes à feu aux Etats-Unis, le cinéaste américain Michael
Moore, mettait en exergue comme contrepoint au déluge de violence des
villes nord-américaines dans Bowling for Colombine ? Ce havre de paix, où
le cinéaste, son micro au poing, interrogeait des personnes qui ne
fermaient jamais leur porte à clé, aurait-il soudain cessé d'exister ? Ou
aurait-il même jamais vraiment existé ?
Polémique sur le contrôle des armes
Toronto, la ville la plus riche et la plus dynamique du Canada, avec ses
100 000 à 120 000 nouveaux arrivants par an et sa centaine de langues et
d'ethnies, ne serait-elle finalement qu'une ville nord-américaine comme
tant d'autres ? Telles sont les questions qui agitent depuis un mois
l'opinion, les médias et la classe politique d'autant plus vigoureusement
que le débat intervient au moment où les Canadiens se préparent à
renouveler le 23 janvier leur Parlement fédéral. Elles sont au centre d'une
polémique entre la droite conservatrice, donnée favorite par les sondages,
qui veut plus de loi et d'ordre, et le centre et la gauche, qui mettent
davantage l'accent sur le contrôle des armes à feu, avec, pour la seconde,
plus d'accompagnement de la jeunesse défavorisée.
«En dépit de l'augmentation de la violence, Toronto reste une ville sûre,
affirme son maire David Miller, un proche du Nouveau Parti Démocratique
(NPD), la gauche canadienne. Le taux de criminalité est en baisse, ce sont
les meurtres commis avec des armes à feu qui sont en hausse. Mais je ne
pense pas que la ville soit désormais associée à cette image. Car Boston a
cinq fois plus de crimes que Toronto et Chicago dix fois plus.» Les faits
lui donnent raison. L'année 2005, fait-on ressortir à la Coalition pour le
contrôle des armes, une association qui milite pour la limitation des armes
à feu, a été une année record pour la violence armée à Toronto, mais le
taux d'homicides pour 100 000 habitants est comparable à celui de 1991 et
est à peine supérieur à celui de 2001. Ce qui augmente, ce sont les crimes
liés à la violence des gangs.
«L'impact de la violence armée va bien au-delà des statistiques», relève
Shahzad Shah, un immigrant indo-pakistanais dont le cousin, Sarfraz, 28
ans, a été tué en août dernier dans un jardin public par une bande,
laissant derrière lui une veuve de 22 ans et un bébé de six mois. «Nous
avons besoin de lois sévères sur les armes à feu. Mais nous devons nous
attaquer aussi aux racines de la violence. J'ai un enfant de cinq ans et je
vois dans quelles conditions dramatiques vivent beaucoup de gosses de son
âge. Il faut investir dans la jeunesse pour qu'elle ne rejoigne pas, en
grandissant, les gangs armés.» La télévision de Toronto vient de publier un
chiffre alarmant : 49 % des enfants de nouveaux immigrants vivent en
dessous du seuil de pauvreté. Des années de restrictions dans les budgets
sociaux ont fait leur ouvrage. «Jusqu'en 1995, il existait des programmes
de soutien scolaire pour les jeunes des faubourgs pauvres. Mais ceux-ci ont
été supprimés lors de l'arrivée au pouvoir en Ontario du gouvernement
conservateur Harris. C'est une partie de ceux qui étaient alors enfants et
sont aujourd'hui adultes et qui n'ont pas eu accès à ces programmes qui
sont entrés dans la culture de la drogue et dans les gangs», explique le
maire de Toronto.
Beaucoup d'analystes essaient de moduler cette approche. «Les régions les
plus pauvres du Canada ne sont pas les plus violentes», souligne Wendy
Cukier, la présidente de la Coalition pour les armes à feu, un mouvement né
il y a seize ans après la tuerie de l'Ecole polytechnique de Montréal,
lorsqu'un fou furieux antiféministe a assassiné 14 femmes à coups de fusil.
«La région la plus pauvre du Canada est Terre-Neuve qui a un taux bas de
criminalité. Les facteurs décisifs pour le recrutement des gangs sont à
chercher du côté de l'inégalité et du sentiment de marginalisation, de la
perception des différences entre ce que les jeunes attendent et ce qu'ils
reçoivent dans la réalité», dit-elle.
Des fringues à 2000 dollars
Pour cette professeure de la faculté de management de l'Université Ryerson,
ces facteurs rendent d'autant plus difficile la réhabilitation des anciens
membres de gangs. «Il est malaisé, souligne-t-elle, de dire à ces jeunes
qui gagnent beaucoup d'argent qu'ils feraient mieux d'aller travailler au
McDo pour huit dollars de l'heure.»
«Les jeunes des gangs de rue ne sont pas forcément des adolescents acculés
à la pauvreté mais les témoins d'une extrême richesse dont ils ne veulent
pas être exclus», souligne également Marc Lesage, professeur de sociologie
à l'Université d'York. Car Toronto est une ville riche, très riche même,
depuis qu'elle a ravi la primauté à Montréal dans les années 80 à la faveur
de la peur suscitée dans les milieux économiques, majoritairement
anglophones, par la montée du séparatisme au Québec, la province
francophone du Canada. Cinquième ville d'Amérique du Nord par sa taille
(2,5 millions d'habitants, 5 dans l'agglomération) après Mexico, New York,
Los Angeles et Chicago, la capitale de l'Ontario fabrique plus
d'automobiles que Chicago, abrite la majeure partie des sièges sociaux des
grandes sociétés et surtout la finance, et attire chaque année la moitié
des nouveaux immigrants au Canada. «Depuis vingt ans, à cause de cette
croissance, et un peu de la mondialisation, se sont créés des écarts
sociaux majeurs et une richesse luxuriante, qui est un scandale. Il existe
ici des gens qui achètent des fringues à 2000 dollars, souligne le
sociologue québécois installé à Toronto. C'est à ce style de vie et à cette
richesse qu'aspirent les gosses des rues. C'est ce que leur donne le marché
de la drogue, sur lequel les plus malins se font quelques milliers de
dollars par semaine.» «Voir ces jeunes de 15 ans en BMW luxueuses aux
vitres fumées sur la rue Yonge, habillés de fringues dernier cri, écoutant
du hip-hop à tue-tête et l'arme au poing, cela a un effet de clip vidéo,
poursuit le sociologue. A chaque crime, ils se font du cinéma et on les
imagine bien se demander si on les a vus à la télé.»
«Si t'es pas dealer, t'es rappeur»
Un jeune cinéaste amateur vient justement de remporter un franc succès en
mettant sur le marché cet été un DVD intitulé The Real Toronto (le vrai
Toronto) qui offre une sorte de voyage initiatique à travers les
territoires des gangs de rue dans les quartiers défavorisés de la capitale
ontarienne. Comme un tour-opérateur, il offre des interviews avec «des
membres de gangs, des dealers de drogue et de vrais rappeurs de rues». Le
voyageur est promené dans des appartements où des adolescents exhibent une
artillerie sophistiquée composée d'armes de poing de gros calibre, voire
d'Uzi (pistolets-mitrailleurs israéliens), et dans des rues où d'autres
tirent à l'aveuglette dans la nuit. Il entend les plaintes des jeunes qui
réclament des lieux de réunion et de récréation. Dans l'ensemble, ces
adolescents dénoncent leur absence de perspectives. Tout se résume à un «si
t'es pas dealer, t'es rappeur. Voilà comment ça marche ici» qui fait
acquiescer l'entourage : «Les Noirs tranquilles ne font pas d'argent.»
La diffusion d'extraits de ce DVD par la télévision a fait grincer bien des
dents. Le maire David Miller reconnaît toutefois qu'elle dépeint «une
partie de la réalité». Mais certains analystes dénoncent l'inondation du
marché canadien par la culture rap venue de l'autre côté de la frontière.
Et fort de cette perception, un conseiller municipal conservateur est allé
jusqu'à demander l'interdiction d'un concert du rappeur américain 50 cent,
prônant, selon lui, l'apologie du crime. «C'est faire fausse route de lier
la montée du crime au style de vie badaud nord-américain. Car 85 % des
consommateurs de cette culture rap noire sont des banlieusards
nord-américains, à savoir des membres de la classe moyenne, qui eux ne
massacrent personne», s'insurge l'avocat Joël Etienne, un Canadien
originaire des provinces maritimes. Né d'un père haïtien et d'une mère
juive polonaise, il aime à se présenter comme un exemple de l'intégration
réussie au Canada, et en particulier à Toronto, la ville la plus
multiethnique de l'Amérique du nord. «Le problème est que nous sommes tous
dépassés par cette irruption de la violence de rue et que nous nous
trouvons sans doute à la veille de choix décisifs quant à notre mode de
vie, dit-il. Faut-il rester ici, mêlés dans les quartiers, comme le
souhaite la municipalité, ou bien faire comme à Los Angeles après les
émeutes des années 60, c'est-à-dire partir en lointaine banlieue et laisser
la ville aux gangs ? La seule différence est que les Blancs de la classe
moyenne emmèneront avec eux les Noirs de la classe moyenne.»
Tandis que Toronto réfléchit sur son destin nord-américain, d'autres
pointent du doigt ce qui constitue la source du mal, à savoir les
Etats-Unis. «Le problème est que les armes sont trop facilement
accessibles. Les armes illégales viennent des Etats-Unis qui n'ont pas de
loi sur leur contrôle», souligne le maire de la ville. Il entrevoit une
solution : «Faire de l'exportation de la violence au Canada un problème
international.» Car, comme le soulignent les partisans du contrôle des
armes à feu, se libérer de la peur fait partie des droits de l'homme.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=352573
© Libération