XXIe siècle. Recherche
Le rat toxico
Quels sont les processus physiologiques de l'addiction et peut-on en bloquer le cours? Une équipe de l'Inserm offre le premier modèle animal de la toxicomanie.
Par Corinne BENSIMON
samedi 23 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
Bordeaux envoyée spéciale
Avertissement : le récit qui suit décrit une recherche dont certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité des amis inconditionnels des rats. Elle a été conduite à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) dans le respect des règles fixées par cet organisme public dans sa Charte pour une éthique de l'expérimentation animale, conformément aux dispositions de la directive européenne 86/609 CEE (1). Elle a duré deux ans et enrôlé une cohorte de cent rats adultes, mâles, poils blancs, yeux rouges, souche albinos commune. Certains sont devenus cocaïnomanes.
Les rats ont rencontré la drogue dans les cages d'une petite salle aveugle et aseptisée où ils ont passé, chacun, trois heures par jour, trois mois durant. L'événement ne devait rien, bien évidemment, au hasard. La petite salle en question est située dans le bâtiment de l'Inserm qui héberge, aux confins de l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, l'unité 588 intitulée «Physiopathologie des comportements». Réputée pour ses travaux sur les fondements biologiques de la dépendance aux drogues, l'unité est dirigée par le médecin et psychobiologiste Pier-Vincenzo Piazza, 43 ans, et une centaine d'articles scientifiques, dont le dernier, cosigné par Véronique Deroche et salué cet été dans la revue Science, décrit l'art de débusquer le «rat toxicomane».
La boîte noire du cerveau
Ledit rat est ainsi qualifié car il exhibe avec force les trois comportements clés permettant, selon la bible de la psychiatrie (2), de poser le diagnostic de la toxicomanie. Primo, le sujet ne parvient pas à limiter ses prises de drogue. Secundo, il est prêt à faire beaucoup d'efforts pour avoir sa dose. Tertio, il poursuit sa consommation en dépit des effets délétères de celle-ci. L'équipe de Bordeaux a réussi à «sélectionner» un tel rat au terme d'un protocole expérimental méticuleusement pensé. Ce faisant, elle a offert à la science le premier modèle animal de la toxicomanie. Désormais, la recherche pourra explorer in vivo les chemins de cette terrible souffrance qui affecte en France plusieurs centaines de milliers d'accros à l'héroïne, au crack, à la cocaïne et autres neurotropes, sans compter les deux millions d'alcooliques et les innombrables grands tabagiques. De cette connaissance émergeront peut-être des molécules capables de soulager, voire traiter la toxicomanie.
«C'est la réalisation d'un vieux rêve improbable», explique le père spirituel de ce rat modèle. Large sourire sur accent italien, Pier-Vincenzo Piazza s'est plongé dans la biologie de la toxicomanie après un détour par l'importante école freudienne de Palerme, des études de médecine et un internat en psychiatrie. «Là, à l'hôpital, j'ai découvert à quel point cette discipline avait besoin du développement d'une recherche expérimentale appropriée. Dans toutes les autres spécialités, pour comprendre le dysfonctionnement d'un organe le foie, le coeur et pour tester des traitements, on recherche et on crée souvent des animaux de laboratoire affectés des mêmes symptômes cliniques que l'homme.» En psychiatrie, «médecine du cerveau», rien de tel, poursuit Piazza, alors même qu'on est confronté à une pathologie de l'organe le plus complexe et le plus inaccessible chez l'homme. «Résultat : la psychiatrie dispose d'un nombre restreint de molécules thérapeutiques, tandis que le pouvoir de la psychanalyse reste limité.»
Face à la toxicomanie, le désarroi est particulièrement grand, souligne-t-il. La grande majorité des toxicomanes rechutent, et si les héroïnomanes traités à la méthadone (opioïde de substitution) retrouvent le chemin d'une réinsertion sociale, les moyens sont pratiquement inexistants pour traiter la dépendance aux autres drogues. Découvrir les processus neurologiques à la source de l'addiction est donc un immense enjeu pour qui espère en bloquer le cours. Ce qui se passe, chez les toxicomanes, dans la boîte noire du cerveau, l'organe maître du comportement, est une énigme. Des réponses viendront, peut-être, de l'ingénieux dispositif mis au point par Piazza pour reconnaître, entre tous, le rat devenu toxicomane.
Au commencement, il y a la cage. Assez large pour que le rongeur s'y meuve en tous sens, pas trop car il stresse dans les espaces découverts... Sur un côté de la cage, à gauche, un trou. Sur l'autre, en face, un autre trou et trois voyants lumineux : rouge, vert, bleu. Chaque orifice est relié à des capteurs convergeant vers un ordinateur. Entre en scène le rat blanc, un cathéter dans la jugulaire. «L'animal est curieux, il aime mettre son museau dans les trous», relève Piazza. Il les explore, à gauche, à droite. Une fois, deux fois. En cinq à dix minutes, il apprend qu'à chaque visite à droite, si le voyant est vert, il est saisi d'une sensation agréable : il a reçu une dose de cocaïne en intraveineuse. La drogue excite, dans son cerveau, le circuit dit «de la récompense», autrement dit «le système hédonique», le centre du plaisir, provoquant une sensation où la dopamine libérée par certains neurones joue un rôle fondamental, comme l'a démontré le maître et prédécesseur de Piazza, Michel Le Moal.
Situé dans la partie la plus archaïque du cerveau des mammifères celle héritée de nos ancêtres reptiliens , le système hédonique récompense, par du plaisir, la recherche vitale de nourriture, d'eau, d'acte sexuel et l'échappement aux prédateurs dont l'équivalent humain est l'adaptation à une nouvelle situation. C'est ce même système qui est activé, incidemment, par certaines substances qui augmentent la circulation de dopamine : les drogues. De nombreux animaux du ver au singe en passant par la mouche se défoncent occasionnellement avec des substances dont ils ont découvert les vertus. Nulle surprise, donc, si le rat dans sa cage apprend si vite où et quand trouver de la cocaïne. La capacité du rongeur captif à prendre goût à une drogue et à aller la chercher est d'ailleurs connue depuis les années 60. Mais Piazza a renouvelé la question : simple usager régulier, est-il susceptible de devenir toxicomane selon les trois critères qui permettent le diagnostic de cette affection chez l'homme ?
800 visites du «trou à drogue»
Pour 17 des 100 rats testés, choisis dans une population génétiquement hétérogène, la réponse est positive. Primo, ils sont incapables de limiter la prise de drogue en cas de pénurie : cent fois, mille fois, ils se présentent au «trou à drogue», alors même que le voyant est rouge, synonyme d'absence de drogue. Secundo, ils sont prêts à déployer un effort intense pour trouver une prise : si on leur apprend qu'il faut se présenter 800 fois au lieu de cinq pour obtenir une dose, ils le feront 800 fois. Tertio, ils prennent de la drogue même s'ils en savent les effets délétères : un voyant bleu les prévient que chaque prise sera désormais associée à une décharge électrique dans les pattes. Ils y vont quand même, 50 fois, 100 fois. Enfin, après une période de sevrage, ils rechutent. «Ces rats développent un comportement vraiment pathologique», constate Piazza. L'exploration in vivo des bases cérébrales de ce comportement peut commencer.
D'ores et déjà, cette expérience de «sélection» du rat toxicomane livre des enseignements précieux. Elle montre que la toxicomanie n'apparaît qu'après une exposition prolongée à l'offre de drogue trois mois, soit une longue durée pour des animaux qui vivent deux ans. Et elle confirme que seule une minorité d'usagers deviennent toxicomanes : 17 %, taux équivalent aux statistiques globales constatées chez l'homme (15 %).
Pourquoi certains individus sombrent-ils dans la toxicomanie ? Une série de travaux menés par Piazza sur l'aptitude de rongeurs à devenir des usagers plus ou moins fidèles d'une drogue disponible avait déjà soulevé la question de la vulnérabilité individuelle. Et la polémique. «En 1989, nous avions montré que, si on apprend à des rats à prendre de la drogue des amphétamines, en l'occurrence , tous y goûtent pendant quelque temps, mais seulement certains deviennent de "gros clients".» Les autres décrochent, ou restent à un niveau de consommation modéré. Ce résultat, publié dans Science, a été très mal accueilli par des ténors de la toxicomanie. «Ils affirmaient que, si l'expérience avait été correctement menée, tous les rats seraient également devenus usagers. Le problème, en réalité, c'est que cela allait contre l'idée, alors dominante, selon laquelle la toxicomanie est le fruit "automatique" de la disponibilité de la drogue, vision qui justifie de l'interdire et de pénaliser l'usager, responsable de transgression.» Le focus était sur la substance. Piazza invitait à s'intéresser à l'individu et posait une nouvelle question. La source des différences individuelles dans la vulnérabilité à la drogue est-elle génétique, comme on serait tenté de le penser à l'heure du «tout génétique» ?
Au cours des années 90, Piazza démontre au contraire l'importance des expériences de vie dans l'origine de cette vulnérabilité. Il soumet des rongeurs à divers stress (des situations à laquelle l'animal tenterait d'échapper s'il le pouvait, selon la définition) : des changements d'environnement physique ou social à l'âge adulte, des expériences précoces comme un stress prénatal, ou encore la traversée d'une disette. Il découvre alors que les animaux stressés sont les plus demandeurs de drogue. Et trouve l'explication physiologique de ce rapport de cause à effet : le stress provoque une hyperproduction d'une hormone (les glucocorticoïdes) qui augmente la réponse du «circuit du plaisir» face à la drogue.
Interaction entre génome et vécu
L'effet de l'environnement le stress, en l'occurrence sur la vulnérabilité à la drogue est donc important. L'éternel débat sur l'inné et l'acquis paraît une fois de plus relancé. Mais, en 2000, Piazza publie une expérience qui enterre ce conflit en montrant que la vulnérabilité aux drogues dérive d'une interaction indissociable entre génome et expériences de vie. Il soumet à un même trauma (une disette) des rongeurs génétiquement différents et découvre que ce trauma a des effets très forts ou nuls sur la vulnérabilité à la drogue, selon le profil génétique de l'animal. «L'ensemble de ces résultats oblige à revoir la vision théorique des relations entre gènes et environnement, en particulier dans le cerveau, qui est l'organe spécialisé dans le traitement et la réponse aux expériences de vie, relève Piazza. Les effets des gènes sur le comportement dépendent de notre vécu, et en miroir les effets de l'environnement varient selon nos gènes. Cette complexité explique la difficulté à trouver, pour les affections psychiques, des traitements universels.»
Le combat n'est pas pour autant perdu. L'analyse des cerveaux des rats toxicomanes, et notamment des gènes qui s'y expriment, est en cours à Bordeaux. La toxicomanie du rat révélera peut-être le fondement de celle de l'homme. Celle de la rate, et de la femme, suit. «Le comportement des femelles fluctue au fil de leur cycle hormonal», précise Piazza. Un casse-tête de trop pour une recherche émergente.
(1) http://admi.net/eur/loi/leg_euro/fr
(2) Diagnostic and statistical manual of mental disorders.
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