Bernard P. Roques, pharmacochimiste, auteur d'un rapport sur la dangerosité des drogues:
«L'alcool devrait davantage préoccuper»
Par Corinne BENSIMON
samedi 23 octobre 2004 (Liberation - 06:00)
Le discours politique actuel sur la toxicomanie vous semble-t-il avoir intégré l'évolution de la connaissance des drogues ?
Le pouvoir politique s'est beaucoup focalisé, ces derniers temps, sur le cannabis. Des faits de délinquance mettant en cause des jeunes qui avaient fumé et suggérant un lien entre «fumette» et insécurité ont été mis en vedette. Ou encore des résultats scientifiques préliminaires mais angoissants, comme cette étude suédoise controversée proposant une corrélation entre schizophrénie et découverte très précoce des joints. Pourtant, le cannabis n'entraîne que rarement une forte dépendance, et celle-ci ne frappe bien souvent que des jeunes fragiles qui se seraient tournés vers des drogues plus dangereuses s'ils n'avaient pas eu cette substance. En réalité, s'il y a tant d'intérêt politique autour de cette drogue, c'est qu'elle est principalement un problème de parents dont on amplifie l'angoisse. Ce qui devrait préoccuper, c'est plutôt le report des jeunes vers des drogues plus dures le crack, et surtout l'alcool. Et l'alcoolisme en général.
Avec l'assouplissement de la loi Evin sur la publicité pour l'alcool, on ne va pas dans le bon sens...
En effet. C'est cohérence zéro. Il y a en France 5 millions de personnes «qui ont un problème avec l'alcool», 2 millions d'alcooliques, et très peu de moyens pour la prévention. On ne diffuse qu'un seul message : conduire et boire, c'est mauvais. Et on s'arrête là, comme si le problème de l'alcoolisme n'existait que sur les autoroutes où l'on autorise, d'ailleurs, la vente de boissons alcoolisées... Le problème de l'alcool n'est pas seulement celui des accidents de la route. Il y a tous les jours des violences liées à l'alcool. C'est une drogue licite qui, à forte dose, désinhibe les pulsions les plus violentes, et qui, sur le long terme, est parmi les plus dangereuses en termes de santé publique.
Peut-on comparer la dangerosité des différentes drogues ?
C'est complexe car il faut évaluer plusieurs types d'effets. Sur le système nerveux central, d'abord. Là, l'alcool, les amphétamines et le crack sont les plus toxiques. Ensuite, il y a la toxicité générale : les premières places reviennent au tabac (cancer), l'alcool, la cocaïne, et l'ecstasy, qui est toléré dans les raves et qui peut être fatale. Ensuite, il faut évaluer la dangerosité sociale, l'impact sur les rapports de l'individu à la société. Là, dans le peloton de tête, on trouve l'héroïne, puis l'alcool, et le crack qui peut rendre fou. L'ultime critère, enfin, est le pouvoir addictif, la capacité de chaque substance à «accrocher» des usagers occasionnels. Le tabac est de loin la drogue la plus addictive, ensuite il y a l'héroïne et enfin l'alcool.
L'addiction est au coeur du problème de la toxicomanie. Comment expliquer la difficulté à en sortir ?
Il faudrait retrouver du plaisir à la vie sans drogue. Ce n'est pas simple car la drogue active le système hédonique cérébral et modifie sans doute quelque chose dans l'accès normal à ce système de telle sorte que l'arrêt de la drogue est vécu comme une douleur. On ignore encore comment s'opère cette modification. Ce qui est probable, c'est qu'il y a un rapport entre toxicomanie et mémoire. L'addiction procède d'une hypermémorisation de la sensation perçue lors des premières prises. Cette mémoire-là emprunte sans doute les voies normales de la mémorisation un phénomène physiologique qui passe par l'établissement de connexions neuronales plus ou moins durables et multiples. De très nombreuses équipes travaillant sur la mémoire, notamment anglo-saxonnes, utilisent d'ailleurs la toxicomanie comme modèle. En France, il y a de très grands spécialistes du cerveau qui travaillent dans cette voie de recherche, malheureusement peu soutenue.
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