Bebel Gilberto, 38 ans. La fille du mythique João, inventeur brésilien de la bossa-nova, arrive à se faire un prénom malgré le trop-plein de fées penchées sur son berceau.
Bosses et bossa
Par Edouard LAUNET
mardi 13 juillet 2004
lle ne l'a pas vu depuis plus d'un an. Il ne l'a pas appelée pour son anniversaire. «C'est un code. Cela veut dire : je t'en veux», traduit-elle. Et pourquoi papa João en veut-il à sa fille Bebel ? «Je crois que c'est parce que je ne suis pas allée fêter Noël avec lui en 2002.» Petites histoires de famille. Mais la famille s'appelle Gilberto, et les relations père-fille y sont d'une extrême complexité.
Le père : João Gilberto, 73 ans, figure mythique de la musique brésilienne, cogéniteur de la bossa-nova avec Tom Jobim et Vinícius de Moraes en 1958. Maniaque au dernier degré. Vit en reclus dans son appartement de Rio depuis des années. N'en sort que pour de rares concerts, miraculeux ou désastreux selon l'humeur du bonhomme et les réactions de la salle. La fille : Bebel (pour Isabel), 38 ans, chanteuse, compositrice. S'est fait connaître mondialement en 2000 avec l'album Tanto Tempo : une douce néobossa, juste un peu musclée par les beats de l'électronique, qui s'est écoulée à un million d'exemplaires. Vit depuis treize ans à New York. A deux passeports, américain et brésilien. Se définit comme «artiste brésilienne».
Bebel Gilberto est menue, chaleureuse et directe. Elle est de passage à Paris, anxieuse de savoir ce que l'on pense de son nouvel album. Elle raconte volontiers son histoire Elle en donne des versions rose et grise étroitement imbriquées. Démêlons et commençons par la grise. «Ma vie a beaucoup changé après Tanto Tempo, affirme-t-elle. Maintenant, plus personne ne me dit ce que je dois faire.» Ça n'a pas toujours été le cas. D'abord, il y a eu les psys. «Je faisais la fête tout le temps, je buvais trop, j'étais perdue. J'avais besoin d'être sous contrôle.» C'était à Rio, où Bebel a vécu de sa huitième à sa vingt-cinquième année. La fleur a du mal à s'épanouir à l'ombre des géants. Il y a le père, bien sûr. Mais aussi la mère : Miúcha, grande chanteuse, amie et interprète de Tom Jobim. Il y a l'oncle (petit frère de Miúcha) : Chico Buarque, un des plus grands compositeurs brésiliens avec Jobim, doublé d'un écrivain singulier. Et puis il y a tous ceux (Caetano Veloso, Gilberto Gil, etc.) qui défilent au domicile de Rio, dans une ambiance de fête permanente. Bebel décampe à 18 ans. Puis quitte le Brésil à 25, car ce pays est décidément trop petit pour une telle famille. Surtout que la jeune fille veut elle aussi faire carrière dans la musique.
La voici à New York, où elle est née et a passé les premières années de sa vie. D'autres psys. «Ça m'a aidée à prendre des distances vis-à-vis de mes parents, arrêter d'appeler ma mère chaque jour.» Elle se congratule : «L'an dernier, pour la première fois, j'ai passé un mois sans parler à ma mère.» Cela aura pris trente-sept ans. Peu après son arrivée, papa coupe les vivres. Sans prévenir, sans expliquer. Petits boulots (baby-sitter, modèle pour peintre) et petits concerts. Bebel s'éloigne de son père. «J'ai trop souffert avec lui. Quand il me contrôlait financièrement, c'était un tyran, il était fou. J'étais son esclave. J'ai dû prendre mes distances, sinon je n'aurais pas pu vivre ma vie.»
Mais quand, en 1998, João vient à New York pour un concert au Carnegie Hall, Bebel lui demande de la laisser chanter sur scène avec lui. «Je lui ai dit : "Papa, j'ai 30 ans, c'est très important pour moi, pour ma carrière."» João ne dit ni oui, ni non, laisse traîner. Père et fille s'engueulent. «Et alors il a utilisé un mot que je n'oublierai jamais !» Lequel ? Bebel a oublié. Elle est comme ça. Finalement, elle chantera une chanson avec lui. Dans la foulée du concert, elle rencontre Suba, un Serbe qui s'est entiché de musique brésilienne et la cuisine à sa sauce, plutôt avant-gardiste. Il produira Tanto Tempo avec Bebel. Succès. La bossa du père est entrée dans le XXIe siècle avec la fille. Cordon coupé. Enfin libre ?
La version rose, maintenant. João a été un superpapa. Ils ont été très proches à partir du moment où le père a consenti à rentrer des Etats-Unis, en 1980. «Il m'a tant appris. Comment chanter, comment écouter les changements d'accord. Tu vois, me disait-il, on pourrait faire comme ça (ta-ta-ta), ou comme ça (ti-ti-ti). Il y passait des heures.» Pourraient-ils faire un disque ensemble aujourd'hui ? «Ça dépend de lui. Moi, je le ferai tout de suite. J'aurais aimé qu'il joue sur mon album.» João l'a appelée l'an dernier pour qu'ils fassent un concert ensemble au Brésil. «J'ai refusé : too little money for too much trouble.» Sa mère ? Formidable. Son autre professeure de chant. Bebel et Miúcha se ressemblent beaucoup : même entrain, même énergie, même passion pour les plantes vertes (y compris celles qui se fument). Les relations sont parfois rugueuses. Miúcha : «Elle a le caractère de cochon de son père.» En 2002, la mère était de passage à Paris (ville où naguère elle rencontra João, lui chanteur déjà célèbre, elle étudiante en histoire de l'art). Miúcha arrivait de New York, où elle avait passé une semaine chez sa fille, avec une épaule dans le plâtre. «C'est une porte qui a claqué», disait la mère à l'époque. «Elle est tombée par terre» est la version de la fille.
Plus besoin de psys aujourd'hui. «En tournée (de promotion de Tanto Tempo, ndlr), j'ai continué par téléphone, mais les factures étaient énormes. Et puis les boy-friends, c'est tout aussi efficace.» Elle semble en avoir épuisé quelques-uns. Elle vient également de consommer trois managers en quatre ans (deux ont été virés, le troisième est parti de lui-même). Elle réclame le droit de n'en faire qu'à sa tête. «J'ai suffisamment mis de temps à percer. Et puis je suis comme mon père : je ne fais jamais de choses en lesquelles je ne crois pas.»
Ainsi, même dans les années de dèche à New York, cette admiratrice de Michel Legrand («J'en suis folle») se serait refusée à aller chanter dans les restos brésiliens les soirs de feijoada (le plat national du pays). A la fin des années 90, elle finit par dégoter des petits gigs au Top of The World, le bar situé au sommet d'une des Twin Towers. Le 11 septembre 2001, elle était à Los Angeles. La politique américaine ne la passionne pas, mais elle ira voter Kerry, car «tout vaut mieux que Bush».
Elle ne déteste pas qu'on la compare à Norah Jones, «pure artiste» dont elle aime la musique mais qu'elle n'a jamais rencontrée. Comme elle, Norah a un père célèbre (l'Indien Ravi Shankar), une naissance à New York, un disque qui cartonne subitement. «Mais elle, ce sont 17 millions d'albums qu'elle a vendus.» Autre différence : Norah ne chante pas sous le nom de Shankar. Le nouveau disque de la Brésilienne est titré Bebel Gilberto. Pourquoi pas Bebel tout court, maintenant qu'elle est «libre» ? «Je voulais, mais les producteurs en ont décidé autrement.»
Le cordon ne serait donc pas encore complètement coupé. Que pensent ses parents du nouvel album ? Papa ne l'a pas encore écouté, maman a laissé un message enthousiaste (un peu ivre aussi) sur son répondeur. Subitement, elle s'inquiète : «J'ai dit beaucoup de mal de mes parents, il faudra que vous en retranchiez.» Allô, docteur ?
photo RICHARD DUMAS
Bebel Gilberto en 5 dates
12 mai 1966
Naissance à New York.
1980
Chante avec son père lors d'un concert pour TV Globo.
2000
Succès de Tanto Tempo. 15 juin 2004 Sortie de son deuxième album, Bebel Gilberto.
13 juillet 2004
Concert au Bataclan.
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