En Russie, se droguer n'est plus un crime
Stupéfiants. La nouvelle réglementation,mise en place en catimini, vide les prisons mais ne rassure pas les associations.
Par Lorraine MILLOT
mardi 08 juin 2004 (Liberation - 06:00)
Moscou de notre correspondante
«Ce que je pense de la nouvelle réglementation sur la drogue ? Ça permettra à la Russie d'avoir l'air plus humaine aux yeux des Occidentaux.» Dans un sous-sol défoncé de Mytichtchi, où l'association Retour à la vie est l'une des rares de toute la région de Moscou à permettre l'échange de seringues usagées contre des neuves, l'heure n'est guère à la fête, malgré le tout récent assouplissement du code pénal russe. En vertu d'une réforme entrée en vigueur mi-mai, la détention de petite quantité de drogue, allant jusqu'à dix doses «usuelles», n'est plus considérée comme un crime, passible d'emprisonnement, mais seulement comme une infraction administrative, passible de contravention (jusqu'à 1 000 roubles, soit 28 euros) ou de quinze jours maximum de détention administrative. Les doses usuelles ayant été définies de manière assez généreuse, il est désormais possible de se promener en Russie avec jusqu'à 20 grammes de marijuana, 5 grammes de haschisch, 1,5 gramme de cocaïne, 1 gramme d'héroïne ou 0,003 gramme de LSD sans risquer plus qu'une amende administrative (attention toutefois, pour les étrangers, qui risquent aussi l'expulsion).
Retournement. Pour la Russie, connue comme particulièrement répressive jusqu'alors, c'est un retournement frappant, sur le papier du moins. «L'Etat russe a enfin compris que sa politique de répression n'avait pas de sens et lui coûtait très cher, se félicite Lev Levinson, responsable de l'association Pour une nouvelle politique de la drogue, qui a beaucoup milité pour cet assouplissement. Le ministère de la Santé et l'office fédéral de lutte contre la drogue étaient contre, mais le ministère de la Justice s'est finalement imposé car cela va permettre de vider les prisons de dizaines de milliers de détenus emprisonnés pour détention de toutes petites quantités de drogue.» Selon le ministère de la Justice, les prisons russes compteraient jusqu'à 300 000 prisonniers poursuivis pour possession ou trafic de drogue. Le nombre de drogués russes, en forte augmentation depuis dix ans, est aujourd'hui officiellement estimé à 4 millions.
«Ils ont déjà libéré pas mal de gens, observe Dmitri Blagovo, responsable de la permanence de Mytichtchi, installée en banlieue, juste à la sortie de Moscou, car la capitale russe ne permet pas l'échange de seringues sur son sol. Je connais notamment un détenu qui avait été pris avec une ou deux doses sur lui et condamné à sept ans de prison ferme : il vient d'être libéré.» Pour autant, Dmitri, grand militant de la cause des drogués russes, n'est pas convaincu par cette réforme : «D'abord, ces drogués que l'on libère d'un coup, sans aucun accompagnement social, risquent fort de retourner là d'où ils viennent. Pendant leurs années de prison, ils ont achevé de devenir de parfaits bandits et ils ont toutes les chances de se faire reprendre maintenant pour vols ou autres crimes.» «Ensuite, poursuit Dmitri, fort de plusieurs années d'expérience, le vrai problème de la drogue en Russie, ce sont les flics qui profitent du trafic et qui ne renonceront certainement pas si facilement à leurs rackets.»
Les habitués de la permanence de Mytichtchi racontent le marchandage incessant avec les policiers censés les «contrôler» : «Les tarifs sont connus de tout le monde, raconte l'un, drogué et fier de l'être. Si tu paies directement le flic qui t'arrête dans la rue, tu peux t'en tirer pour 30 dollars. S'il t'emmène au commissariat, ce sera 500 dollars pour en ressortir. Si une enquête est ouverte, ça passe à 1 000 ou 2 000 dollars pour la refermer. Et si tu vas jusqu'au tribunal, il te faudra 10 000 dollars pour faire classer ton affaire.» Un autre, ancien drogué lui-même, opine : «C'est ça, la réalité de la lutte antidrogue en Russie, et nous n'avons guère espoir que cela change de sitôt. Tant que les policiers auront besoin de remplir leurs quotas d'arrestations ou d'améliorer leurs salaires, ils n'auront qu'à nous mettre 1 gramme d'héroïne dans les poches, et ils continueront d'arrêter qui bon leur semble.»
Optimisme. Si la plupart des drogués russes, vidés par ce qu'ils ont vécu ces dernières années, ont perdu espoir, les responsables d'association sont plus optimistes, pour les générations futures du moins : «La décriminalisation des petits consommateurs va nous ouvrir plus de possibilités d'action, espère Alexandre Tsekhanovitch, responsable d'une ONG à Saint-Pétersbourg. Le travail de prévention et de réhabilitation devrait être plus facile maintenant.