Liberation 21 mai
Rebonds
Annoncée par le ministre de l'Intérieur, la guerre à la drogue, et donc aux drogués, va ruiner toutes les initiatives de prévention de Médecins du monde.
Le non-sens de la pénalisation
Par Béatrice STAMBUL et Jean-Pierre LHOMME
mercredi 21 mai 2003
Béatrice Stambul est membre du conseil d'administration de Médecins du monde, référente sur la réduction des risques; Jean-Pierre Lhomme est responsable des bus méthadone et échange de seringues de Médecins du monde à Paris.
Poursuivant son occupation de l'avant-scène médiatique sur le terrain de la répression, M. Sarkozy a fait ces jours derniers quelques déclarations fracassantes sur l'usage des drogues, dans le déni et la méconnaissance du travail de tous les experts sanitaires, des associations de terrain et des professionnels de la toxicomanie. Il convient aujourd'hui de rappeler la réalité des données, les avancées dues à la politique de réduction des risques et l'inadéquation profonde en termes de santé publique de la pénalisation de l'usage des drogues.
L'argumentaire des tenants de la prohibition et de la criminalisation repose essentiellement sur le postulat qu'il peut exister un monde sans drogues. Or, l'histoire nous apprend que les drogues existent depuis les débuts de l'humanité, que leur caractère licite ou illicite a été déterminé au fil du temps et, selon les pays, par la culture, la géopolitique, la religion, les préjugés, sans aucune relation avec leur dangerosité et leurs modes de consommation. En France, par exemple, les deux produits les plus dangereux sont licites : le tabac (60 000 morts par an) et l'alcool (40 000 morts par an). Prôner l'éradication sur terre de toutes les substances psychoactives à l'origine de dépendances se révèle une utopie dangereuse lorsqu'elle débouche sur une guerre à la drogue qui devient vite une guerre aux drogués. La criminalisation de l'usage simple, telle qu'elle est définie en France par la loi du 31 décembre 1970, «clandestinise» la consommation illicite, rendant ainsi difficile l'accès aux campagnes de prévention.
On navigue ainsi en plein paradoxe : la Mission interministérielle de lutte contre les dépendances et la toxicomanie (MILDT) a adopté, dans son dernier plan triennal, une position globale sur l'ensemble des substances licites (alcool, tabac, médicaments) et illicites (cannabis, héroïne, cocaïne, drogues de synthèse), et tente une approche cohérente, notamment par la publication de son fascicule Drogues, savoir plus, risquer moins s'appuyant sur les conclusions du rapport du professeur Parquet qui distingue l'usage simple, l'abus et la dépendance, ou le rapport du professeur Roques qui analyse l'échelle de la dangerosité des drogues. Ces positions modernes s'engagent résolument dans une vraie démarche de santé publique, recensent les risques réels et offrent des réponses adaptées. Parallèlement, la loi de 1970 perdure et constitue le principal obstacle à l'application de cette politique par la répression qu'elle inflige à tous les consommateurs de produits illicites, faisant d'eux des délinquants, transformant ainsi les risques qu'ils peuvent encourir en risques pour la société.
L'exemple de l'épidémie du sida est peut-être le plus cruel : c'est dans la crainte infondée de favoriser la consommation et l'injection que les pouvoirs publics ont laissé s'instaurer le «retard français» dans la mise en place de la politique de réduction des risques. Médecins du monde (MDM), en démarrant les premiers programmes d'échange de seringues dès 1989 dans la continuité du décret Barzach de mise à disposition des seringues en pharmacie, impose avec d'autres une nouvelle dynamique, des pratiques sanitaires innovantes. Quelques années et beaucoup de combats plus tard, les statistiques parlent : là où les usagers de drogues ont eu accès à la prévention, au matériel d'injection stérile et aux traitements de substitution, les chiffres des nouvelles contaminations ont spectaculairement diminué ; le nombre de décès par overdose a baissé de 85 % entre 1995 et 2001 ; le nombre d'injecteurs régresse largement ; les usagers sont rentrés dans des filières de soins légales et ont accédé à leurs droits sanitaires et sociaux.
C'est aussi le sens de l'action de MDM dans les raves, auprès des jeunes consommateurs qu'il faut rencontrer, mettre en confiance, informer, prévenir, afin de ne pas les laisser s'engager dans des consommations risquées et dommageables.
La politique de réduction des risques, dont Médecins du monde a été l'un des promoteurs en France, se caractérise par des actions pragmatiques qui s'adressent aux usagers de drogues quel que soit le produit (licite ou illicite) utilisé, quel que soit le moment dans leur trajectoire de consommation. Elle propose, sans jugement ni moralisation, des messages de prévention, des actions de soins adaptés aux situations, elle informe et aide les sujets à devenir acteurs et responsables de leur propre santé. La pénalisation de l'usage est pour nous, en termes de santé publique, un obstacle et un non-sens dans l'exigence de toucher par nos actions le plus grand nombre de consommateurs, y compris ceux dont l'usage est le plus clandestin, donc susceptible de générer les plus grands risques.
La France est en Europe le pays le plus grand consommateur d'alcool et de cannabis et le plus grand prescripteur de tranquillisants. Une incroyable précipitation démagogique, qui caresse une certaine opinion publique dans le sens du poil et cible les jeunes, fait totalement l'impasse sur une réflexion de fond autour de l'analyse de ces données, de l'indigence de la prévention dans notre pays et des avancées en termes de santé publique obtenues par nos actions et validées par les évaluations scientifiques.
Lorsqu'en 2003 le ministre de l'Intérieur énonce qu'«il n'y a pas de drogues dures et de drogues douces», il avance une contre-vérité reconnue par tous. En effet, la loi de 1970, qui ne les distingue pas, est totalement obsolète à cet égard. La modifier en fabriquant des sanctions à l'intention des usagers mineurs est un non-sens. Certes, il y a des usages problématiques du cannabis ou de l'ecstasy chez des jeunes gens perturbés qui s'automédicamentent, s'échappent de la réalité dans des consommations dangereuses. La confiscation des scooters paraît-elle une réponse adaptée ? Quant aux adolescents que l'interdit fascine, qui recherchent à cet âge de la vie leurs limites, le risque et la transgression, qui peut croire que la punition est la mesure responsable et opérante ?
Après quinze années d'engagement sur le terrain dans la réduction des risques auprès des usagers de drogues, Médecins du monde partage au moins avec M. Sarkozy le constat qu'il faut «reconsidérer la loi de 1970 qui a vieilli et n'est manifestement plus adaptée aux réalités». La répression et la criminalisation excluent et rejettent ceux qui ont besoin d'aide, fabriquent du trafic et des consommations clandestines plus dangereuses et font obstacle à l'information et à la prévention. Considérer les usagers de drogues comme des boucs émissaires ou, plus prosaïquement, les définir comme des délinquants ne conduit qu'à invalider toutes les initiatives favorisant l'accès à la prévention et aux soins.
Forts de notre expérience et en accord avec la plupart des professionnels, nous réclamons l'ouverture d'un vrai débat français, nourri du travail des experts nationaux et internationaux, sur la dépénalisation de l'usage simple et privé de toutes les drogues comme une mesure de santé publique cohérente et responsable.
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