Pubdate: 5 avril 2003
Source: La Presse (Canada)
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La Presse
Plus, samedi 5 avril 2003, p. B4
Marijuana: les États-Unis confrontés à la décriminalisation
Malboeuf, Marie-Claude
Cette fois, c'est officiel: le Canada décriminalisera très bientôt la
possession de petites quantités de marijuana. Une idée qui est
évidemment
loin de faire planer les États-Unis. La guerre contre la drogue se
transformera-t-elle en lutte entre les deux pays? Rappel de pressions
politiques passées, ici et ailleurs.
En tolérant bientôt la possession de petites quantités de cannabis, le
Canada forcera les États-Unis à faire la même chose.
Telle est l'opinion surprenante du gouverneur du Nouveau-Mexique, Gary
E.
Johnson, ancien amateur de pot converti au triathlon. "Il y aura un
effet
d'entraînement. La prohibition de l'alcool a pris fin quand New York a
refusé d'appliquer la loi. Les autres États ont dû suivre, c'était
devenu
trop compliqué", prédit le politicien républicain, dont les longs
plaidoyers en faveur de la légalisation des drogues font évidemment
bondir
les autres membres de son parti.
"Mes collègues s'intéressent de plus en plus à la question, jure-t-il
néanmoins. Ils commencent à comprendre que la répression coûte des
millions
de dollars et ne donne rien. Alors, si jamais les États-Unis exercent
des
sanctions contre le Canada, elles seront de courte durée."
Déjà, une douzaine d'États américains ont décriminalisé la possession
simple de marijuana, même si Washington sourcille. Et ils sont plus
d'une
vingtaine à autoriser ouvertement son usage thérapeutique.
Si les Canadiens empruntent la même voie, leurs voisins seront donc bien
mal placés pour les faire reculer, estime la criminologue Line
Beauchesne,
spécialiste de la question des drogues à l'Université d'Ottawa. D'autant
plus mal placés qu'ils ne pourront invoquer les conventions
internationales. "Les conventions nous obligent à interdire la drogue,
mais
ne nous disent pas de quelle façon punir les contrevenants. Alors rien
ne
nous oblige à intenter des poursuites pénales", précise Mme Beauchesne.
Déjà, par contre, les Américains menacent de resserrer les contrôles aux
frontières, inquiets à l'idée d'être infestés de cannabis canadien. Et
ils
pourraient aller plus loin encore. "Les Américains sont partout dans les
instances internationales. Ils sont susceptibles de dire: Si vous faites
cela, nous ne vous appuierons pas quand vous voudrez telle autre
chose...
Une bureaucratie importante vit de la guerre contre la drogue et elle a
intérêt à agir de la sorte", expose Mme Beauchesne.
Même outre-mer, dit-elle, les Pays-Bas ont goûté à la méthode
américaine:
"On a beau parler d'un tout petit pays peu stratégique, les Américains
ne
digèrent pas qu'on y trouve proportionnellement moins de consommateurs
que
chez eux. Pour condamner leur politique de tolérance, ils citent donc
leurs
statistiques n'importe comment et à tour de bras."
En plus de voir leur image ternie, les Néerlandais ont aussi subi maints
assauts dans les années 90. Pressions, critiques acerbes, contrariétés
diplomatiques... La France a ainsi pu bloquer un processus qui devait
mener
à la légalisation pure et simple du cannabis (qui est simplement toléré,
depuis le milieu des années 70). Elle a aussi forcé son voisin à se
montrer
plus strict à l'égard des coffee shops (où la marijuana est vendue
librement) et des trafiquants.
Le froid aura quand même duré cinq ans. Alors premier ministre, le
président français Jacques Chirac a frappé un premier coup en septembre
1995 (ses craintes exacerbées par l'ouverture des frontières) en
accusant
les Pays-Bas de fournir toute l'Europe en "drogues de toutes natures".
Un
sénateur français les a ensuite qualifiés de "narco-État". Outré, le
premier ministre néerlandais Wim Kok a réagi en traitant Jacques Chirac
d'"instable" et d'"obsédé" de la drogue, tout en clamant que la
répression
française était un échec. Une tirade qui ne l'a pas empêché de plier.
Censure
À l'autre bout du monde, le scénario est le même. Comme en Australie, où
le
gouvernement a renoncé à offrir de l'héroïne aux toxicomanes incurables
et
à ouvrir des salles d'injection assistée. À en croire les médias ayant
suivi l'affaire, Sydney craignait que le Programme international de
contrôle des drogues des Nations unies, qu'on dit largement dominé par
les
Américains, ne boycotte son industrie du pavot, dont les grains sont
utilisés pour fabriquer la morphine et ne peuvent être vendus sans
permis
spécial.
Apparemment, même les organisations internationales subissent plusieurs
formes de chantages financiers. En 1997, un passage disant que le
cannabis
n'est pas plus néfaste que l'alcool ou le tabac est ainsi disparu d'un
rapport de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les
répercussions
de la marijuana. L'hebdomadaire britannique New Scientist, qui a dévoilé
toute l'affaire, conclut que les chercheurs ont cédé aux pressions de
leurs
bailleurs de fonds.
En 1995, c'est une étude sur la cocaïne qui n'a jamais été publiée,
l'OMS
évoquant soudain des lacunes techniques après avoir pourtant annoncé un
rapport "important et objectif". L'étude disait que la plupart des
consommateurs de cocaïne n'en font pas un usage intense ou compulsif. Et
que ce type d'usage n'entraîne pas de graves problèmes.
Excédés, plusieurs pays européens (dont la Suisse, l'Italie, l'Espagne,
la
Belgique et l'Allemagne) espèrent faire contrepoids aux Américains en
faisant front commun. "Ils discutent pour se retirer en bloc des
conventions internationales. Se retirer seul, c'est s'exposer à trop de
sanctions", rapporte Mme Beauchesne.
Elle-même favorable à la légalisation de toutes les drogues, la
spécialiste
suggère néanmoins d'y aller un pas à la fois, de prévoir une période de
"transition culturelle". Car le fait d'être longtemps uniques a desservi
les Pays-Bas, qui ont vu des dizaines de touristes étrangers mourir de
surdose dans leurs rues ou troubler la quiétude de leurs villes. "Si on
agit trop vite, on se punit nous-mêmes, conclut Mme Beauchesne, puisque
les
consommateurs américains risquent de tous venir ici." Bref, entre
l'opprobre du gouvernement américain et l'enthousiasme de ses habitants,
le
danger n'est peut-être pas là où l'on croit.
Merci à Daimonax