Texte de Gilles Lucas paru dans le CQFD du 16 septembre.
Jeux d’eau d’ados
« Si on préfère être dehors et ensemble, c’est parce qu’on ne veut pas rester à la maison et ne pas rester seul. Quand on est dedans, on fait toujours la même chose. C’est monotone. » En quelques mots, un des jeunes de cette équipe de huit ados d’un village de l’Aude a défini leur programme. Ils ne sont pas accrochés à la play-station et à la télé. Et en plus, l’école ne les passionne pas. Ils se promènent et, au gré de leurs errances, se découvrent des talents de jardinier hors pair.
Au bout du village, à la lisière du bois après le cimetière, il y a un épais fourré de ronces et de petits arbres d’où émerge un arceau métallique et rouillé. En pénétrant dans cette étroite jungle, on aperçoit, rongé par les herbes, un puits, un vrai puits empierré. La petite bande d’ados creuse un tunnel dans le maillage de ronces. Le puits n’est pas sec. Alors, ils se mettent à l’ouvrage. Dès qu’ils ont un instant de libre, discrètement, ils défrichent, taillent, coupent les arbres, arrachent les racines, retournent la terre, nettoient, avec les quelques outils glanés au cours de leurs pérégrinations, et conviennent de conserver les contours du bosquet afin d’en faire une clôture végétale. Quand cette nouvelle clairière de plusieurs dizaines de mètres carrés semble enfin propre, ils creusent plusieurs larges trous et dessinent à l’extrémité du terrain deux rectangles qu’ils encerclent d’un petit muret de terre. Ils peuvent alors semer dans ces rectangles les graines de radis et de salade qu’ils ont récoltées avec les outils. Dans les trous, ils plantent les plants de cannabis qui avaient commencé à l’abri dans les jardins familiaux. La lecture de quelques livres de jardinage, dont un spécialisé sur les engrais, leur a enseigné l’utilisation du fumier et la préparation du purin d’orties. Ils disposent de la paille aux pieds des plants afin de conserver l’humidité et de retarder la venue de mauvaises herbes. Et l’arrosage peut être très généreux. Mais en quelques semaines, alors que les plantations grandissent et s’épanouissent, le puits s’assèche. Les jeunes ne tardent pas à élaborer la parade. D’abord, récupérer de grands récipients, ce seront de vieilles baignoires, et trouver un moyen de s’approvisionner en eau, ce sera le robinet du cimetière. Reste à trouver de quoi relier les deux. Plusieurs dizaines de morceaux de tuyaux, épars et de tailles différentes, mis bout à bout, feront l’affaire. C’est une construction hétéroclite à multiples grosseurs. Les éléments sont fixés entre eux à grands renforts de rubans adhésifs. Mais l’opération d’irrigation n’est possible que la nuit. Alors, quelques nuits par semaine, les jeunes se relaient. Dans l’obscurité, alors que les chiens aboient tout alentour, ils montent le dispositif, le font courir au sol, l’attachent solidement au robinet du cimetière, et remplissent le puits, les baignoires et tous les récipients possibles accumulés dans leur petit domaine, et passent une grande partie de la nuit à attendre patiemment que tous les niveaux soient pleins. Les plants se développent et les radis et les salades grossiraient s’ils n’étaient pas si serrés dans leur rectangle où l’eau est retenue pas de petits murets de terre. Mais dans cette région de production de 11°5, les langues se laissent aller, de crainte d’une concurrence aussi déloyale. Les pandores rôdent sur « indication ». Un des jeunes est surpris au moment où il sort d’entre les ronces. Il se prend deux baffes, on lui déchire son tee-shirt. Voilà rondement réglé, au moins là, le problème posé par ces jeunes d’aujourd’hui qui ne s’intéressent à rien, ne savent et ne veulent rien faire. « Rien que des incapables », comme disent les chargés d’orientation en milieu scolaire. En attendant l’arrivée des éducateurs.
Gilles Lucas